Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 1, 1977-1978

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Femme couchée de Henry Moore

par Alan G. Wilkinson


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L'art de la sculpture existe depuis au moins trente mille ans. De nos jours, grâce au perfectionnement des moyens de communication, nous connaissons une bonne partie du patrimoine universel que nous ont légué les artistes de toutes les époques, et les quelques sculpteurs grecs des derniers siècles ne masquent plus à nos yeux les chefs-d'oeuvre du reste de l'humanité, qu'il s'agisse de la sculpture paléolithique et néolithique, sumérienne, babylonienne et égyptienne, de la sculpture de la Grèce antique, de la sculpture chinoise, étrusque, indienne, maya, mexicaine et péruvienne, romane, byzantine et gothique, de la sculpture nègre ou encore de la sculpture des îles des mers du Sud et de celle des Indiens d'Amérique du Nord. Nous pouvons maintenant contempler sur place, ou encore sur des photographies, les oeuvres que nous ont laissées toutes ces civilisations, et découvrir pour la première fois une perspective universelle de la sculpture. (15)
De tous les courants et de toutes les cultures que Moore a découverts et étudiés au British Museum, ceux de la civilisation précolombienne exercèrent sur lui l'attrait le plus fort.
La sculpture mexicaine m'a semblé, dès le prime abord, authentique et vraie, peut-être parce que j'ai été saisi tout de suite par sa similitude avec certaines sculptures du XIe siècle que j'avais observées enfant dans les églises du Yorkshire. Son authenticité, c'est-à-dire son affirmation du matériau, sa puissance formidable qui n'exclut pas la sensibilité, sa variété et sa fertilité étonnantes dans l'invention des formes, de même que sa conception totalement tridimensionnelle, en faisait à mes yeux un art qui n'a jamais été surpassé par une autre période de 1'histoire de la sculpture sur pierre. (16)
Plusieurs des oeuvres secondaires de Moore exécutées au cours des années 1920 dénotent clairement l'influence de la sculpture précolombienne. Le Serpent lové en marbre de 1924 (fig. 7) ressemble aux crotales sculptés par les Aztèques au point d'en être presque un pastiche. En outre, il ne fait aucun doute que certains de ses masques, qui datent également des années 1920, présentent des points communs avec les masques de diverses cultures du Mexique qu'il a pu étudier à loisir au British Museum et dans les livres traitant de l'art précolombien. (17) Par ailleurs, certains traits saillants de la Tête de pierre de 1929 (fig. 8) pourraient bien trahir l'influence générale des têtes et des masques de la région de Guerrero, dans l'ouest du Mexique. Mais, alors qu'il est difficile de mettre le doigt sur les oeuvres mexicaines qui peuvent avoir inspiré Moore dans l'exécution des deux sculptures que nous venons de mentionner, la Femme couchée d'Ottawa et la Figure couchée de Leeds constituent un cas assez particulier dans 1'histoire du primitivisme et de l'art moderne; en effet, ces deux sculptures ne sont pas le reflet d'un style primitif, mais elles traduisent plutôt l'influence directe d'une oeuvre déterminée et bien connue, le Chacmool.

On ne sait plus très bien en quelle année Moore contempla pour la première fois le Chacmool. D'après Herbert Read, ce premier contact avec la figure couchée mexicaine remonte à 1925, Moore ayant pu observer un moulage au plâtre de l'oeuvre conservé au Trocadéro de Paris (aujourd'hui le Musée de l'Homme); la sculpture originale se trouve au Museo Nacional de Antropologia de Mexico. Toujours selon Read, le processus d'assimilation de l'oeuvre fut graduel et « ce n'est que quatre ans plus tard que le "choc de la découverte" qu'avait ressenti Moore au Trocadéro trouva son expression finale dans la Figure couchée de Leeds (1929). » (18)

En 1946, Moore commenta sa découverte du Chacmool à une époque où, rentrant d'un voyage d'étude en Italie (mi-juillet 1926), il était en proie à un conflit intérieur:
Après avoir passé six mois à admirer les chefs-d'oeuvre de l'art européen, j'étais tourmenté par un violent conflit qui m'opposait à mes anciens idéaux. Je ne pouvais me débarrasser de ces nouvelles impressions, ou encore les mettre à l'essai sans renier toutes mes convictions antérieures...Puis, peu à peu, je suis parvenu à échapper à ce dilemme en revenant à mes premières amours. J'ai repris mon étude de l'art mexicain primitif au British Museum. En feuilletant une publication allemande, je suis tombé sur une illustration du Chacmool découvert à Chichén Itzá. J'ai été attiré par la singulière posture de la figure couchée non pas sur le côté mais sur le dos, avec la tête tournée. (19)
C'est Moore lui-même qui révéla à David Sylvester avoir vu une illustration du Chacmool dans Altmexicanische Kunstgeschichte (Berlin, 1922) de Walter Lehmann, à la librairie Zwemmer, probablement vers 1927. « Il observa le moulage au plâtre du Musée du Trocadéro à Paris seulement après avoir achevé la sculpture de 1929 [Leeds]. Il croit que cela peut s'être passé avant qu'il n'entreprît la sculpture de 1930 [Ottawa]. » (20)

Les premières indications permettant de croire que Moore avait déjà vu le Chacmool nous sont fournies par deux petits dessins de figures couchées à la page 93 du Carnet no 2 (fig. 9), exécutés vers 1922-1924. Ces dessins semblent indiquer clairement que les propres souvenirs de Moore (sur lesquels se fondent son témoignage de même que ceux de Read et de Sylvester) ne sont pas tout à fait précis. La pose des deux figures, couchées sur le dos, la tête tournée vers la droite perpendiculairement au reste du corps, les genoux repliés vers le haut, la position du bras droit et la base rectangulaire laissent peu de doutes quant à l'influence du Chacmool sur ces deux dessins, probablement exécutés de mémoire. Quand on lui montra ces deux études, en 1970, Moore fit l'observation suivante: « Les premiers indices de l'influence de la figure mexicaine. J'avais peut-être vu un moulage au plâtre de la sculpture au Trocadéro. » (21)

D'autres indications à l'appui de ce dernier témoignage nous sons fournies à la page 80 du même carnet (fig. 10). Cette page, où apparaissent le nom et l'adresse d'un hôtel parisien, présente également une série de croquis sur le vif de baigneurs assis s'apparentant vraisemblablement aux Grandes baîgneuses de Cézanne que Moore a pu admirer dans la collection Pellerin, lors de sa première visite à Paris. (22) Si, comme il l'a lui-même déclaré, (23) Moore a visité Paris pour la première fois pendant le congé de la Pentecôte, au cours de sa première année d'étude au Royal College of Art, il aurait exécuté ces études de Cézanne et observé pour la première fois le Chacmool, comme les deux figures couchées de la page 93 (fig. 9) nous portent à le croire, au printemps 1922. Toutefois, les dates attribuées à ce carnet ne sont pas sûres puisqu'il contient des dessins de deux sculptures de 1924, la Figure assise en pierre de Hoptonwood et le Serpént en marbre. (24) Il se peut que le Carnet no 1, qui a été perdu, date des années 1921-1922 et que le Carnet no 2 remonte en fait aux environs de 1922-1924. Quoi qu'il en soit, il est certain que les deux figures couchées de la page 93, exécutées en 1922, en 1923 ou en 1924, constituent les premières indications connues quant à l'influence du Chacmool et nous laissent donc supposer que Moore a pu observer la figure couchée mexicaine beaucoup plus tôt qu'on ne le croyait.

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