Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 1, 1977-1978

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Femme couchée de Henry Moore

par Alan G. Wilkinson


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A plusieurs égards, la sculpture d'Ottawa est plus proche du prototype mexicain que celle de Leeds, au point « d'en être presque un pastiche », (28) selon le mot de David Sylvester. Les similitudes entre cette sculpture et le Chacmool sont on ne peut plus évidentes dans la pose de la Femme couchée, la répartition du poids, la façon avec laquelle le corps repose sur le dos, supporté par le bras et le coude droits ainsi que par les pieds. Mais, contrairement à la symétrie du Chacmool, Moore a sculpté une figure asymétrique sous presque tous les angles. Les jambes du Chacmool, repliées vers le corps, sont parallèles et perpendiculaires à la base. Dans la sculpture de Moore, bien que les jambes soient également repliées et les genoux à la même hauteur, ceux-ci ne sont pas parallèles; la jambe droite est beaucoup plus proche de la tête et de la poitrine que la jambe gauche. La tête et le torse sont tournés vers la droite, rendant ainsi presque parallèles les lignes diagonales formées par les épaules et les seins et se retrouvant dans la position des genoux et des jambes. Alors que le bras droit et la position de la main sous le sein droit correspondent à la position des mêmes éléments dans le Chacmool, le bras gauche, lui, ne repose pas sur la base mais s'incurve plutôt vers le haut et se termine par le poing fermé, placé entre les deux jambes repliées de la figure. Même les éléments relativement peu importants, comme les oreilles, sont disposés de façon asymétrique; l'oreille droite se trouve à 0,635 cm de l'oeil droit, et l'oreille gauche à 5,4 cm de l'oeil gauche. La tête de la sculpture de 1930, avec la double protubérance de la chevelure à l'arrière, ressemble moins à un masque que la sculpture de Leeds avec ses yeux au regard pénétrant. La tête de la sculpture d'Ottawa est tournée vers la droite et regarde par-dessus l'épaule. L'expression du visage traduit l'anxiété et, à l'instar du Chacmool, un sens de la vigilance.

Par quelles caractéristiques du Chacmool Moore fut-il ainsi influencé? Il fut certes fasciné par la pose couchée et par la façon dont la tête est tournée perpendiculairement au reste du corps, de même que par « son immobilité et son énergie latente, ainsi que sa présence totale et les jambes qui s'élèvent telles deux colonnes », (29) pour reprendre les termes mêmes de l'artiste.

Femme couchée a été sculptée dans la pierre verte de Hornton. Au cours des années 1920 et 1930, Henry Moore fut un partisan presque fanatique, comme ille dit lui-même, de la doctrine de l'affirmation du matériau, que les Anglais appellent « the truth to material ». A l'instar d'autres sculpteurs tels Brancusi, Epstein, Modigliani et Gaudier-Brzeska, il se fit le défenseur de la taille directe et presque toutes ses oeuvres exécutées entre 1921 et 1939 font appel à cette technique. En 1934, Moore écrivait:

Chaque matériau possède des qualités intrinsèques, Ce n'est que lorsque le sculpteur travaille directement sur la matière et qu'une relation étroite s'établit entre lui et le matériau que ce matériau peut jouer un rôle dans la concrétisation d'une idée, La pierre, par exemple, est dure et massive; je ne falsifierai pas la pierre pour lui faire imiter la chair douce...elle doit conserver son caractère rigide et tendu. (30) 
Moore croyait qu'un sculpteur doit utiliser les différentes sortes de pierre qu'on trouve dans son propre pays. Le Royal College of Art, où Moore fut étudiant de 1921 à 1924 et professeur de 1924 à 1932, était situé à proximité de certains musées londoniens d'importance: le Natural History Museum, le Science Museum, le South Kensington Museum et le Geological Museum. C'est dans ce dernier musée que l'artiste découvrit de petits échantillons de pierres, dont les dimensions dépassaient rarement 10 cm², et qui provenaient de toutes les régions de l'Angleterre, notamment la pierre de Hornton, matériau qu'aucun sculpteur, à son avis, n'avait utilisé auparavant.

Moore se rendit dans une carrière, à Edgehill dans le comté d'Oxfordshire, pour choisir une pierre de Hornton en vue de l'exécution des figures couchées de Leeds et d'Ottawa. La pierre brune de Hornton qu'il a utilisée dans la Figure couchée de Leeds est striée de petites veines de minerai de fer pur bien visibles sur les jambes de l'oeuvre (fig. 5). Il éprouva certaines difficultés à tailler la pierre à ces endroits; aussi, quand vint le temps de choisir un matériau pour la Femme couchée d'Ottawa, il opta pour la pierre verte de Hornton, qui contient moins de minerai ferreux.

Les observations de Moore sur les qualités et les caractéristiques de la pierre de Hornton sont d'un intérèt particulier. (31) Il souligne qu'il a utilisé ce matériau pour la première fois en 1924 dans Mère et enfant (City Art Gallery, Manchester). Au début, lorsque la pierre vient d'être extraite, elle n'est pas très dure. En 1924, avant d'entreprendre son voyage d'étude en Italie, Moore ébaucha les grandes lignes de sa sculpture Mère et enfant. A son retour, six mois plus tard, il constata que la pierre était deux fois plus dure.
Ce qui me plaît dans la pierre de Hornton, c'est qu'une fois terminée, la sculpture n'a pas l'air récente, comme si elle avait été exécutée la veille. Le marbre est si lisse et si pur qu'il a toujours l'apparence du neuf. Je ne voulais pas que mes sculptures eussent l'air d'avoir été taillées la veille. (32)
L'une des plus importantes contributions de Henry Moore à l'expression de la sculpture du XXe siècle a été d'utiliser la figure humaine pour évoquer le paysage. Vers 1930, le désir de Moore d'établir une affinité entre sa sculpture et les éléments du relief naturel est manifeste, dans ses écrits comme dans ses oeuvres. Faisant écho sans doute à la maxime de Gaudier-Brzeska 
« L'énergie de la sculpture, c'est la montagne », (33) Moore écrivait en 1930 que la sculpture qui le touche le plus intensément 
« est statique, forte, vitale, et il émane d'elle quelque chose de l'énergie et de la puissance des grandes montagnes », (34) Lorsque R. H. Wilenski reproduisit la Femme couchée d'Ottawa dans son ouvrage The Meaning of Modern Sculpture (Londres, 1932), il l'intitula Mountains, à la suggestion de Moore lui-même. (35) Cette sculpture, observée en particulier dans la perspective que nous fournit la figure 3, évoque par la formidable poussée des jambes, la tension verticale des seins et la cavité qui sépare les genoux un paysage de montagnes et de valées culminant à la tête de la sculpture.

La Femme couchée d'Ottawa marque donc un point tournant dans l'évolution de Henry Moore. D'une part, elle représente le point culminant de l'intérêt manifesté par le sculpteur pour l'art primitif au cours des années 1920 et témoigne de l'influence considérable du Chacmool; d'autre part, elle établit dans l'expression de la sculpture l'évocation du paysage par la figure couchée, langage puissant et propre à l'artiste, lui laissant entrevoir de nouveau horizons. Le sujet est donc trouvé, comme l'a dit Henry Moore, et il nous le prouve depuis près de cinquante ans avec ses figures couchées, composés d'un, deux, trois ou quatre éléments.

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