Bulletin 23, 1974

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Le Souper d'Emmaüs dans la sculpture du Québec

par John R. Porter et Léopold Désy*

English Summary

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*M. John R. Porter a rédigé le texte de cet article dont la recherche a été faite avec la collaboration de M. Léopold Désy. À moins d'avis contraire, les photographies sont de ces derniers.

Introduction

Et voici que ce même jour, deux d'entre eux faisaient route vers un village du nom d'Emmaüs, à soixante stades de Jérusalem, et ils s'entretenaient de tout ce qui s'était passé. Or tandis qu'ils devisaient et discutaient ensemble, Jésus en personne s'approcha et fit route avec eux...

Quand ils furent près du village où ils se rendaient, il fit semblant d'aller plus loin. Mais ils le pressèrent en disant:
« Reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme ». Il entra donc pour rester avec eux. Or, une fois à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent...

Luc XXIV, 13-15; 28-31

Tel est l'essentiel des versets évangéliques ayant servi de base aux représentations du Souper d'Emmaüs dans l'art chrétien. Que ce soit au Québec ou en Europe, ce thème n'a guère connu un destin artistique très florissant. En effet, relativement peu d'interprétations nous sont connues, ce sujet demeurant assez secondaire sur les plans liturgique et dogmatique.

Ceci n'enlève évidemment rien à l'intérêt intrinsèque de ce dramatique épisode évangélique. Nous disons « dramatique », car il donne lieu à une situation affective particulièrement tendue: après avoir vu le Christ crucifié puis enseveli, les disciples ont pratiquement perdu tout espoir de rachat pour Israël. Certes, on leur a appris la nouvelle de la résurrection du Christ, mais ils demeurent angoissés et incrédules. Même les paroles de l'inconnu rencontré sur le chemin d'Emmaüs n'ont pas réussi à leur ouvrir les yeux. Ce n'est qu'à table, au moment où le Christ procède à la fraction du pain, qu'il se révèle à leurs yeux ébahis. Cette minute constitue un instant dramatique privilégié, alors que la réaction des disciples en est une d'étonnement, de saisissement et de joie teintée de crainte. (1)

En peinture, les quelques représentations du Souper d'Emmaüs connues au Québec sont toutes des importations. Le repas d'Emmaüs du Musée du Québec est une oeuvre attribuée à Charles Michel-Ange Challes (Paris, 1718- Paris, 1778), qui provient de l'ancienne église Saint-Antoine de la Baie-du-Febvre (municipalité de Baieville, comté de Yamaska); l'abbé Philippe-Jean-Louis Desjardins (Messas, près de Meung, diocèse d'Orléans, France, 1753- Paris, 1833) en avait d'abord fait l'acquisition en 1803. (2) De plus, on conserve à l'église Saint-Michel (connue autrefois sous le nom de Saint-Colomban, Sillery, comté de Jean-Talon) un tableau intitulé Les disciples d'Emmaüs et attribué à Luca Signorelli (Cortone, 1441?- Cortone, 1523); selon Gérard Morisset, il s'agirait plutôt d'une oeuvre de Frans Pourbus (Bruges, 1545- Anvers, 1581). (3) Par ailleurs, à l'Hôtel-Dieu de Montréal, il y a une copie du Souper d'Emmaüs de Giovanni Lanfranco (Parme, 1582- Rome, 1647) conservé à la Galerie Doria de Rome. (4) Signalons enfin l'existence au Séminaire de Québec d'une gravure exécutée d'après Les pèlerins d'Emmaüs de Palma il Vecchio (Serinella, près de Bergame, v. 1480- Venise, 1528), tableau qui se trouve à la Galerie Pitti de Florence. (5)

De toute évidence, ces oeuvres n'ont eu aucune influence directe sur les représentations sculptées du Souper d'Emmaüs que nous avons répertoriées au Québec. Celles-ci sont peu nombreuses et, somme toute, assez peu différentes les unes des autres.

Historique descriptif

La plus ancienne des représentations connues est une oeuvre de Thomas Baillairgé (Québec, 1791- Québec, 1859) (fig. I). Il s'agit d'un grand bas-relief en forme de cartouche occupant le centre d'un tombeau d'autel sculpté en 1827 et en 1828 pour la troisième église de Sainte-Anne-de-Beaupré (comté de Charlevoix). (6) Comme on le sait, celle-ci fut démolie en 1878, mais on en préserva certaines parties - l'oeuvre de Baillairgé y compris - qu'on intégra dans une chapelle commémorative.

On aperçoit dans le Souper d'Emmaüs de la chapelle de Sainte-Anne-de-Beaupré un groupe de trois personnages prenant place à une table rectangulaire. Celle-ci a des pattes tournées à bases cubiques et elle est recouverte d'une nappe sur laquelle de la vaisselle et de la nourriture sont disposées. Devant chacun des protagonistes se trouvent une assiette vide et un verre à vin; sur le côté gauche, il y a également une carafe torsadée et une assiette contenant trois poissons; du côté droit se dessine un petit objet cylindrique qui pourrait être une salière de forme ancienne.

Assis derrière un des longs côtés de la table, le Christ occupe le centre de la composition. Il porte une barbe, et de longs cheveux frisés lui tombent à l'épaule. Vêtu d'une tunique à longues manches, de la main droite il bénit le pain qu'il tient de l'autre main, contre la table. On distingue sous celle-ci deux pattes du banc du Christ, un petit bout de son manteau, ses deux pieds, chaussés de sandales, et disposés de façon maniériste. On constate un certain manque de continuité entre les pieds du Christ et le haut de son corps.

Les deux disciples sont assis sur de simples bancs de part et d'autre du Sauveur et chacun d'eux occupe l'un des petits côtés de la table. Ils sont barbus et portent une tunique, une cape et des sandales. Leurs attitudes sont toutefois fort différentes. Le disciple à la droite du Christ a le regard étonné et semble cloué à son siège. Représenté de trois quarts, il lève la main gauche dans un geste de surprise. L'autre disciple, paraissant détourner légèrement les yeux en signe d'humilité, se lève de son banc et joint les mains dans un geste de prière. Son attitude présente de sérieuses affmités avec celle d'un des personnages du Souper d'Emmaüs peint par Titien (Tiziano Vecellio [dit], Pieve di Cadore, v. 1490- Venise, 1576) vers 1535, tableau de la collection du Louvre. (7)

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