Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 4, 1980-1981

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À propos de Parachutes végétaux 
de Paul-Émile Borduas. Essai de définition 
du « surréalisme » pictural de Borduas

par François-Marc Gagnon

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Toutefois, comme l'huile sèche lentement et ne jouit pas d'une grande viscosité (tout le monde connaît le sens de l'expression 
« faire tache d'huile »), il est impossible d'arriver à ce résultat avec la même rapidité que la gouache. Il faut attendre qu'une surface colorée ait séché avant de lui en juxtaposer une autre, si on veut éviter que les couleurs s'entrepénètrent et se brouillent le long de la ligne de contact. Le seul tableau à l'huile peint par Borduas en 1942 est intitulé Le bateau fantasque (fig. 4; parfois Le bateau ivre) et ressemble beaucoup aux gouaches par son style. Il a été peint en respectant les temps de séchage pour chaque surface colorée contiguë. Borduas ne poursuivra pas dans cette direction, parce que ce procédé ne lui permettait pas de sauver l'unité de temps de composition et la rapidité d'exécution qu'il avait expérimentées dans ses gouaches. Mais comment maintenir ces qualités tout en recourant à l'huile?

Le problème que Borduas se posait alors était un problème classique pour la peinture surréaliste. On se l'était posé avant lui, surtout dans le camp des peintres surréalistes que William S. Rubin a qualifié d'« abstraits » pour les opposer aux Dali, Magritte, Delvaux, etc., que nous associons peut-être trop exclusivement à ce mouvement. André Masson et Joan Miró en particulier avaient été confrontés dès le milieu des années 1920 à la même question: comment transposer à l'huile la spontanéité du dessin automatique?

C'est durant l'hiver 1926-1927 qu'André Masson élabora une réponse originale à cette question, comme l'expliqua William S. Rubin: « Au cours de l'hiver 1926-1927 Masson s'efforça de trouver un moyen d'enrichir ses toiles des découvertes du dessin automatique...Mais la peinture résistait de façon obstinée à la rapidité et au développement des lignes automatistes que recherchait Masson. La nécessité d'une constante recharge du pinceau brisait la continuité de la ligne aussi bien que l'unité de l'impulsion, tandis que le coup de pinceau empêchait une exécution aussi rapide qu'à la plume et au crayon. » (1)

Masson devait sortir de l'impasse dans l'étonnante série de peintures sur sable qui l'occupèrent en 1927 (voir fig. 5). Il répandit d'abord de la colle sur la toile en des zones délimitées avec le doigt. Il saupoudrait alors de sable l'ensemble de la surface, mais en secouant ensuite la toile au-dessus du vide, il s'arrangeait pour que seuls les endroits collants soient recouverts de sable. Quand ce « fond » avait séché, Masson y « dessinait », à l'aide d'une seringue de pâtissier remplie de peinture à l'huile, des lignes continues semblables à celles qu'il aurait pu dessiner au crayon ou à la plume. Cette façon de procéder avait un grand avantage plastique. Même si techniquement les traitements du fond et des formes étaient dissociés en deux étapes, le résultat des deux opérations était unifié. À cause de ses irrégularités, le fond appelait les rehauts des lignes dessinées qui venaient en préciser les figures latentes. Par ailleurs, les lignes imbibées dans le sable tendaient à se fondre dans le fond. Masson aboutissait donc à une proposition relativement respectueuse de la bidimensionalité de la surface picturale.

Confronté au même problème à peu près dans le même temps, Miró arrivait à une solution analogue. Dans La naissance du monde (fig. 6) de 1925, il avait d'abord versé du bleu très dilué sur une toile légèrement préparée et, à l'aide de torchons et d'une éponge, avait étendu rapidement sa couleur au hasard sur la surface, laissant apparentes les coulisses qui s'étaient formées, très certainement parce que sa toile était installée verticalement sur un chevalet. Sur ce « fond », qui pouvait évoquer quelque océan primitif, Miró avait ensuite peint au pinceau fin des lignes ou des surfaces évoquant quelques organismes unicellulaires. La ligne de Miró était si grêle, les surfaces colorées si unies et si plates qu'elles n'introduisaient ni creux ni bosses dans la surface du fond.

Autrement dit, Masson, comme Miró, avait solutionné le problème de la « peinture » automatiste sans mettre en péril la bidimensionalité du support, au moment même où leurs techniques, qui dissociaient pourtant entre la préparation du fond et l'exécution des formes sur le fond, auraient pu la leur faire perdre. Le secret de leur succès fut de réserver leurs plus grandes inventions techniques au fond, plutôt qu'aux formes. Masson versant son sable où Miró maniant ses éponges et ses torchons assuraient assez de richesse visuelle au fond pour qu'il ne risque pas de fuir en arrière-plan dans un mouvement de récession infinie, comme il avait trop tendance à le faire chez leurs collègues surréalistes illusionnistes. On comprend bien pourquoi il en fut ainsi. Miró et Masson avaient derrière eux une solide expérience du cubisme analytique, expérience qui manquait aux disciples de l'illusionnisme renaissant à la Giorgio De Chirico, qu'étaient les Dali, Tanguy, Magritte et Delvaux. C'est cette expérience cubiste qui constitua une espèce de garde-fou dans l'aventure surréaliste de Miró et de Masson. Sans elle, on pouvait bien risquer d'aboutir à Meissonier comme la peinture de Dali le prouverait assez, à elle seule.

Comment se compare la solution de Borduas par rapport à celle de Miró et de Masson? En 1943, dans Viol aux confins de la matière (fig. 7; aussi titré Nébuleuses dans les notes de l'artiste), Borduas décidait de procéder en deux étapes. Le fond avait d'abord été peint en noir, puis, une fois séché, de lignes blanches, vertes et grises. Bientôt, Borduas dissociait encore davantage ces deux étapes, comme on peut le voir dans Parachutes végétaux, en peignant le fond de larges coups de pinceau appliqués horizontalement et les objets, devant ce fond, à coups de spatule chargée de couleurs, avec pour résultat que non seulement le fond et les formes étaient distincts techniquement mais visuellement. Non seulement la bidimensionalité n'était pas sauvée, elle était volontairement sacrifiée. Dans les tableaux automatistes de Borduas, les objets paraissent suspendus dans le vide, flottant devant un fond reculant à l'infini. Il va sans dire que les formes chez Borduas ne venaient pas préciser figurativement les motifs encore flous du fond. Elles lui étaient superposées sans plus, jouissant d'une existence propre sans rapport avec lui. Alors que Masson et Miró cherchaient à réconcilier visuellement le fond et les formes après les avoir dissociés techniquement, Borduas recherchait l'effet exactement inverse. L'espace pictural de Masson, comme celui de Miró, tendait vers la bidimensionalité ou, plutôt, n'y avait jamais renoncé. L'un et l'autre tenaient cette conception de l'espace du cubisme analytique qu'ils avaient pratiqué avant de passer au surréalisme.

Borduas n'avait pas suivi le même cheminement. Il connaissait le cubisme analytique par des reproductions et l'interprétait comme une expérience d' « art abstrait » intégral dans le prolongement de Cézanne.

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