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L'iconographie musicale et les dessins
de la Galerie nationale:
Musiciens des rues de Lillian Freiman
et L'orchestre de Pegi Nicol
par Francine Sarrasin
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La dialectique qui se
joue entre le violoniste du bas et la chanteuse en est plutôt une
de rupture. On observe en effet le caractère anguleux des droites
de la touche et de l'archet doublant celles du rectangle-lutrin.
Celui-ci rompt l'espace et, en isolant la voix des cordes pincées,
fait un écran à la fois visuel et sonore. De son côté, la voix
affirme sa primauté par le poids de la couleur donnée en
exclusivité à la chanteuse et par la place physique qu'elle occupe
dans l'oeuvre. Le personnage chantant rejoint pratiquement trois
des côtés du dessin et la portée de son regard et de sa voix
ouvre le quatrième pan, à gauche. La juxtaposition ici de crayon
de couleur, de graphite et de pastel avec des redites de lignes
contours voire de certains repentirs est tout à fait caractéristique
de la façon de faire de la peintre. Paradoxalement, cette touche
enlevée, hésitante et rapide à la fois, se combine à un dessin
nettement profilé, clair, précis, comme c'est le cas du violoniste
du haut. Lillian Freiman joue des effets de mélanges de techniques
et provoque par ce fait une double perception visuelle: efffet de
mouvement et d'arrêt, effet de musique et de pause, effet de précision et de confusion.
À première vue, quand on considère la posture des intervenants
et le dessin dans son ensemble, c'est la représentation qui
semble arrêter le mouvement musical et fixer l'instantané du
geste. Aucun des trois musiciens ne semble concerné par l'oeil
spectateur, pas plus que par sa cohabitation avec les autres
protagonistes, dans le tableau. Pour le choix du moment, la peintre
fait ici une double intervention: elle nous raconte une histoire
prise comme vraie (les trois musiciens faisant apparemment de la
musique ensemble), tout en écrivant une histoire inventée (la
musique du trio). Les modèles ne posent pas pour la peintre: ils
sont pris sur le vif de leur musique. Cette attitude, face au moment
à privilégier, corrobore finalement l'approche picturale de
Freiman qui, dans un premier temps, ramasse des esquisses et, dans
un deuxième temps, les compose ensemble.
Malgré qu'on ne puisse savoir si la musique lie vraiment le même
instant psychologique de ces trois musiciens, aucune qùestion ne se
pose quant à la présence d'une certaine musique. Le moment du
tableau ouvre donc sur un temps plus large, sur la musique de façon
générale. L'émission du son y est déjà entreprise: la chanteuse
chante, le violoniste du haut déplie l'archet; seul, peut-être, le
pizzicato est moins convaincant. Il appert désormais que le moment
musical de cette représentation se confond avec une certaine réalité
musicale qui est d'ordre quasi philosophique. Le passé du sujet
n'existe pas et le future dans l'image n'a aucune raison de
s'avancer; seul, le présent est manifestement accentué et encore,
un présent à valeur symbolique beaucoup plus que réaliste.
Si le lien temporel s'étale jusqu'à la généralité de la musique, de la même manière, le lieu physique disparaît au profit
d'un espace davantage psychologique que concret.
Compte tenu de l'absence complète de décor et d'environnement géographique,
il est facile de resserrer sur les trois personnages la localisation
du dessin. La lumière n'a pas ici l'impact dynamique attendu. Bien
au contraire, elle se joue des angles, des reflets, s'annulant
elle-même et contredisant comme à plaisir chacun des effets précédents.
Il est donc malvenu de parler d'éclairage. Un rôle spécifique est
attribué aux divers rehauts de blanc. Appliqués en modelé bien
observé pour la main gauche du violoniste du haut, ils simulent
presque le mouvement du vibrato (5) et la tension de la main en septième
position sur la touche. Dans la figure du violoniste au pizzicato,
ils mettent en évidence, paradoxalement, les traits négroïdes du
personnage. Globalement, les rehauts veulent marquer les rondeurs
volumétriques ou accentuer certains reliefs.
L'éclairage est ici inexistant: l'ombre bleue est une réalité
physique beaucoup plus que le négatif de la lumière. C'est une
tache sur le papier, ou mieux, le halo de la musique! Comment
peut-on, d'ores et déjà, envisager la perspective d'une oeuvre
pareille? Chacun des musiciens s'articule à l'intérieur de son
propre univers; il se meut en côte à côte et en vis-à-vis. Il
semble difficile en effet de faire agir un seul point de fuite dans
cette construction. L'oeil se déplace du lutrin à l'un ou l'autre
violoniste. Le point de vue du spectateur, qui cherche à se poser,
doit suivre un mouvement incessant. C'est comme si chaque
personnage, dans son organisation picturale, refusait de s'intégrer
au triangle.
Il faut remarquer qu'à l'intérieur de cette oeuvre, l'oeil est
sollicité par une trajectoire différente que celle tracée par le
« plus près » vers le « plus loin ». Il effectue un mouvement
de va-et-vient, en fer à cheval, entre la chanteuse et le
violoniste arrière, en passant par celui du bas (fig. 3). Le fait
que l'espace soit largement ouvert devant elle facilite l'accès à
la récitaliste et lui octroie un rôle de tout premier ordre. Cette
courbe ouverte a quelque chose de la symbolique féminine qui confirme aussi l'importance de la chanteuse. Le coude droit du
violoniste du fond, exagérément haut, voudrait tenir lieu ici
d'indicateur. En effet, à partir de la signature (marque picturale
par excellence), il peut introduire vers la chanteuse le mouvement
visuel qui se referme sur l'ombre, double bleu de ce personnage
central.
Notons que le droit à la musique ne nous gratifie pas du regard des
musiciens: leur univers demeure fermé sur eux et presque
inaccessible. Sur le plan de la composition, on peut prétendre que
la musique est ici contrapuntique en ce sens que les mélodies sont
autonomes avant d'être juxtaposées, elles sont indépendantes
avant d'être reliées. De la même manière, chaque musicien est
une image complète qui est ensuite placée avec les autres, en
collage. Nous savons, par ailleurs, cette technique du collage fréquemment
utilisée par Lillian Freiman.
Le choix des violons et de la voix, comme contenu de la représentation,
prend aussi une connotation éminemment mélodique, c'est-à-dire
une note à la fois. En effet, la couleur sonore de ce trio a
quelque chose de linéaire. Ici, comme ailleurs dans sa production,
Lillian Freiman affiche, par le choix de ses instruments, une prédilection
certaine pour les cordes (violon, harpe...) et la finesse de
certaines sonorités (flûte traversière, voix de femme...).
Le traitement donné aux mains de ce dessin mérite une attention
particulière. Celles-ci ont toutes quelque chose de rehaussé, de
mis en valeur. L'intonation est marquée par ce blanc, partagé
entre les trois musiciens. Nous avons parlé de relief et de
tridimensionnel. Les mains violonistes sont ici actives, vivantes
et nécessaires. L'accent est mis sur le jeu, l'attitude, la
position, la technique et l'interprétation. Si l'artiste avait
voulu faire partager l'émotion d'une improvisation musicale, elle
n'aurait pas choisi d'intensifier les mains. L'agilité, la dextérité
voire la virtuosité de ces mains d'interprètes auraient cédé
à l'expression des visages, à l'invention, à la surprise des sons
trouvés, à la spontanéité. Le visage du violoniste du bas, s'il
est rehaussé, a manifestement quelque chose de l'impassible statue.
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