Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 5, 1981-1982

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L'iconographie musicale et les dessins 
de la Galerie nationale: 
Musiciens des rues de Lillian Freiman 
et L'orchestre de Pegi Nicol

par Francine Sarrasin


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La dialectique qui se joue entre le violoniste du bas et la chanteuse en est plutôt une de rupture. On observe en effet le caractère anguleux des droites de la touche et de l'archet doublant celles du rectangle-lutrin. Celui-ci rompt l'espace et, en isolant la voix des cordes pincées, fait un écran à la fois visuel et sonore. De son côté, la voix affirme sa primauté par le poids de la couleur donnée en exclusivité à la chanteuse et par la place physique qu'elle occupe dans l'oeuvre. Le personnage chantant rejoint pratiquement trois des côtés du dessin et la portée de son regard et de sa voix ouvre le quatrième pan, à gauche. La juxtaposition ici de crayon de couleur, de graphite et de pastel avec des redites de lignes contours voire de certains repentirs est tout à fait caractéristique de la façon de faire de la peintre. Paradoxalement, cette touche enlevée, hésitante et rapide à la fois, se combine à un dessin nettement profilé, clair, précis, comme c'est le cas du violoniste du haut. Lillian Freiman joue des effets de mélanges de techniques et provoque par ce fait une double perception visuelle: efffet de mouvement et d'arrêt, effet de musique et de pause, effet de précision et de confusion.

À première vue, quand on considère la posture des intervenants et le dessin dans son ensemble, c'est la représentation qui semble arrêter le mouvement musical et fixer l'instantané du geste. Aucun des trois musiciens ne semble concerné par l'oeil spectateur, pas plus que par sa cohabitation avec les autres protagonistes, dans le tableau. Pour le choix du moment, la peintre fait ici une double intervention: elle nous raconte une histoire prise comme vraie (les trois musiciens faisant apparemment de la musique ensemble), tout en écrivant une histoire inventée (la musique du trio). Les modèles ne posent pas pour la peintre: ils sont pris sur le vif de leur musique. Cette attitude, face au moment à privilégier, corrobore finalement l'approche picturale de Freiman qui, dans un premier temps, ramasse des esquisses et, dans un deuxième temps, les compose ensemble.

Malgré qu'on ne puisse savoir si la musique lie vraiment le même instant psychologique de ces trois musiciens, aucune qùestion ne se pose quant à la présence d'une certaine musique. Le moment du tableau ouvre donc sur un temps plus large, sur la musique de façon générale. L'émission du son y est déjà entreprise: la chanteuse chante, le violoniste du haut déplie l'archet; seul, peut-être, le pizzicato est moins convaincant. Il appert désormais que le moment musical de cette représentation se confond avec une certaine réalité musicale qui est d'ordre quasi philosophique. Le passé du sujet n'existe pas et le future dans l'image n'a aucune raison de s'avancer; seul, le présent est manifestement accentué et encore, un présent à valeur symbolique beaucoup plus que réaliste.

Si le lien temporel s'étale jusqu'à la généralité de la musique, de la même manière, le lieu physique disparaît au profit d'un espace davantage psychologique que concret.

Compte tenu de l'absence complète de décor et d'environnement géographique, il est facile de resserrer sur les trois personnages la localisation du dessin. La lumière n'a pas ici l'impact dynamique attendu. Bien au contraire, elle se joue des angles, des reflets, s'annulant elle-même et contredisant comme à plaisir chacun des effets précédents. Il est donc malvenu de parler d'éclairage. Un rôle spécifique est attribué aux divers rehauts de blanc. Appliqués en modelé bien observé pour la main gauche du violoniste du haut, ils simulent presque le mouvement du vibrato (5) et la tension de la main en septième position sur la touche. Dans la figure du violoniste au pizzicato, ils mettent en évidence, paradoxalement, les traits négroïdes du personnage. Globalement, les rehauts veulent marquer les rondeurs volumétriques ou accentuer certains reliefs.

L'éclairage est ici inexistant: l'ombre bleue est une réalité physique beaucoup plus que le négatif de la lumière. C'est une tache sur le papier, ou mieux, le halo de la musique! Comment peut-on, d'ores et déjà, envisager la perspective d'une oeuvre pareille? Chacun des musiciens s'articule à l'intérieur de son propre univers; il se meut en côte à côte et en vis-à-vis. Il semble difficile en effet de faire agir un seul point de fuite dans cette construction. L'oeil se déplace du lutrin à l'un ou l'autre violoniste. Le point de vue du spectateur, qui cherche à se poser, doit suivre un mouvement incessant. C'est comme si chaque personnage, dans son organisation picturale, refusait de s'intégrer au triangle.

Il faut remarquer qu'à l'intérieur de cette oeuvre, l'oeil est sollicité par une trajectoire différente que celle tracée par le « plus près » vers le « plus loin ». Il effectue un mouvement de va-et-vient, en fer à cheval, entre la chanteuse et le violoniste arrière, en passant par celui du bas (fig. 3). Le fait que l'espace soit largement ouvert devant elle facilite l'accès à la récitaliste et lui octroie un rôle de tout premier ordre. Cette courbe ouverte a quelque chose de la symbolique féminine qui confirme aussi l'importance de la chanteuse. Le coude droit du violoniste du fond, exagérément haut, voudrait tenir lieu ici d'indicateur. En effet, à partir de la signature (marque picturale par excellence), il peut introduire vers la chanteuse le mouvement visuel qui se referme sur l'ombre, double bleu de ce personnage central.

Notons que le droit à la musique ne nous gratifie pas du regard des musiciens: leur univers demeure fermé sur eux et presque inaccessible. Sur le plan de la composition, on peut prétendre que la musique est ici contrapuntique en ce sens que les mélodies sont autonomes avant d'être juxtaposées, elles sont indépendantes avant d'être reliées. De la même manière, chaque musicien est une image complète qui est ensuite placée avec les autres, en collage. Nous savons, par ailleurs, cette technique du collage fréquemment utilisée par Lillian Freiman.

Le choix des violons et de la voix, comme contenu de la représentation, prend aussi une connotation éminemment mélodique, c'est-à-dire une note à la fois. En effet, la couleur sonore de ce trio a quelque chose de linéaire. Ici, comme ailleurs dans sa production, Lillian Freiman affiche, par le choix de ses instruments, une prédilection certaine pour les cordes (violon, harpe...) et la finesse de certaines sonorités (flûte traversière, voix de femme...).

Le traitement donné aux mains de ce dessin mérite une attention particulière. Celles-ci ont toutes quelque chose de rehaussé, de mis en valeur. L'intonation est marquée par ce blanc, partagé entre les trois musiciens. Nous avons parlé de relief et de tridimensionnel. Les mains violonistes sont ici actives, vivantes et nécessaires. L'accent est mis sur le jeu, l'attitude, la position, la technique et l'interprétation. Si l'artiste avait voulu faire partager l'émotion d'une improvisation musicale, elle n'aurait pas choisi d'intensifier les mains. L'agilité, la dextérité voire la virtuosité de ces mains d'interprètes auraient cédé à l'expression des visages, à l'invention, à la surprise des sons trouvés, à la spontanéité. Le visage du violoniste du bas, s'il est rehaussé, a manifestement quelque chose de l'impassible statue.

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