Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 8, 1984-1985

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Harold Town et l'art du collage:
À propos de Musique a l'arrière, 1958-1959

par Denise Leclerc

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Ce collage se remarque principalement par un endos d'appareil de télévision (17) accolé au support en masonite de l'oeuvre. D'autres objets comme un contenant en carton, un éventail et des pailles émergent également en relief. L'effet de bas-relief représente la partie la plus audacieuse du collage, le rapprochant ainsi davantage de certains travaux américains de la fin des années cinquante que de la tradition des papiers collés à l'européenne. Nous songeons par exemple aux « combines » de Robert Rauschenberg et au Lit, 1955 (fig. 7), en particulier (exposé pour la première fois à la galerie d'art Leo Castelli à New York en mars 1958). Dans ce dernier cas, les draps et la couverture du lit remplacent la toile tendue, récepteurs de dégoulinades contrôlées à la verticale. Dans Musique à l'arrière, le panneau protecteur de l'appareil de télévision, en masonite, joue le rôle de double d'un support aussi en masonite et il porte ostensiblement des dégoulinades qui s'orientent dans le même sens que dans le Lit de Rauschenberg, où l'ajout de quelques horizontales suggèrent une structure en grille ouverte à la Mondrian.

Robert Rauschenberg s'est inspiré largement des enseignements de John Cage au Black Mountain College en Caroline du Nord en ce qui a trait à la recherche de la limite / continuum entre l'art et la vie. (18) L'intégration d'objets réels dans les oeuvres d'art illustrait cette entreprise. Procédant d'une logique similaire, le groupe des Nouveaux Réalistes rassemblé autour du critique d'art français Pierre Restany poussera également l'argument à son aboutissement au début des années soixante lorsque le concept même de support disparaîtra en un rassemblement ou sous un amoncellement sculptural d'objets. L'artiste nous a spécifié qu'il ne connaissait pas le travail de Rauschenberg au moment où il réalisa Musique à l'arrière. (19) Nous croyons quand même que le travail de l'artiste a été réalisé dans un état d'esprit similaire.

Il semble que par la suite Harold Town ait écarté la trop grande présence d'objets qui se prêteraient facilement à une interprétation par trop littérale, (20) comme par exemple la solution adoptée par les Nouveaux Réalistes. Ce n'est que dans des collages plus récents, des assemblages dirait-on, que Town donne l'impression de se sentir plus libre d'arborer franchement des qualités sculpturales et architecturales plus avouées (voir fig. 8).

Dans un travail récent, Harold Town réaffirme son intérêt pour une autre source d'influence en importance, Mondrian, comme le démontre le collage Mondrian l'enfant, l'homme mûr, le 
« businessgraph »,
1982-1983. Déjà dans Musique à l'arrière, un système de références sous-entendu dans le choix des couleurs prédominantes des dégoulinades suggérait un rapport connu avec Mondrian. Une grille « mondrianesque » latente articule aussi fortement cette dernière composition, formule qui sera reprise en 1962 par exemple dans Tyrannie du coin: Planification urbaine (fig. 9) où quelques coulées se transformeront en taches. Une autre formule de composition d'origine cubiste, la grille, dont le sort égala sûrement celui du collage au cours de la même période, a été analysée par Rosalind Krauss dans un article intitulé Grids, (21) qui en soulignait la quasi omniprésence en art moderniste. Un autre parallèle se manifeste entre ces deux dernières oeuvres dans l'accumulation de petits cercles et points. Un stade compulsif dans le tracé de petits cercles sera atteint dans une reuvre comme La ligne de partage, 1965 (Musée des beaux-arts de l'Ontario), par exemple. Les références à Mondrian reviendront fréquemment dans l'oeuvre de Harold Town: Pas de place à l'auberge de Mondrian, 1959 (collection de l'artiste), Mort de Mondrian no 1, 1961 (Ontario Heritage Foundation, en prêt permanent à la London Regional Art Gallery), Mort de Mondrian no 2, 1961 (collection de l'artiste), ainsi qu'une oeuvre plus récente, À la mémoire de Mondrian et de Pollock no 3, 1975-1985 (fig. 8), où Town souligne entre autres l'héritage durable de Mondrian jusque dans le graphisme contemporain.

Une analyse plus poussée de Musique à l'arrière révèle la présence d'un élément légèrement perturbateur, soit le risque que court l'endos du téléviseur de se détacher de son support. Par sa nature même, le collage nécessite une série d'opérations incisives qui peuvent suggérer une certaine menace; (22) à ces fins d'ailleurs, une lame de rasoir occupe une place prépondérante presque au centre de l'oeuvre. Harold Town a mentionné qu'il n'envisageait pas ce fragment d'appareil comme la récupération d'un objet au rebut (23) mais plutôt comme un scalp ou un trophée de guerre. (24) Les dégoulinades sanguinolentes ne sont donc pas formellement innocentes. Elles deviennent complices de la manifestation de sa haine pour le petit écran.

Cependant, le fait que ce panneau arrière ait appartenu à Albert Franck, peintre connu pour ses descriptions d'arrière-cours de maisons torontoises en voie de disparition, et à qui Harold Town rend hommage en quelque sorte, propose un côté compensatoire à cette oeuvre de haine mais aussi d'amour. L'artiste confiait que c'est autour de cet appareil, à la maison accueillante d'Albert Franck, que de jeunes artistes se rassemblaient les vendredis soirs pour regarder, entre autres, les séries mondiales de baseball. Le murmure ambiant se fondait au son en provenance du téléviseur et créait une sorte de musique, d'où le titre. La pratique de la musique était, du reste, une activité continuelle dans la maisonnée des Franck. La seconde partie du titre est peut-être analogique aux points de vue fréquemment utilisés par Albert Franck dans ses descriptions de l'arrière des rues torontoises, c'est-à-dire la vue inverse de l'image attendue des avenues de cette ville.

La maison d'Albert Franck et de Florence Vale était devenue le lieu de rendez-vous de peintres qui faisaient partie du Groupe des Onze (Painters Eleven), comme Ray Mead, Kazuo Nakamura et Walter Yarwood. Au début des années cinquante, en signe de protestation contre les politiques et systèmes de jury des sociétés artistiques officielles, Albert Franck avait organisé des expositions des « Unaffiliated Artists » où les oeuvres abstraites de ces jeunes artistes eurent l'occasion d'être intégrées. Le couple Franck-Vale fut, semble-t-il, parmi les premiers collectionneurs des oeuvres de ce groupe. (25) La référence à Albert Franck devient dans Musique à l'arrière presque révérentielle, sentiment conservé lors de la construction de l'oeuvre où l'intervention presque solennelle de la fillette de Town a transformé l'occasion en un exercice votif (26) recréant ainsi l'atmosphère familiale de la maisonnée des Franck.

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