Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 8, 1984-1985

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Harold Town et l'art du collage:
À propos de Musique a l'arrière, 1958-1959

par Denise Leclerc

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Il existe une perspective « mécanique » dans Musique à l'arrière qui a été bien camouflée sous l'amoncellement des pailles et des dégoulinades, obturant ainsi l'identification des caractéristiques du panneau accolé. La présence réelle des machines ou de ses composantes est relativement récente en art et est réservée dans la plupart des cas au XXe siècle. (27) La machine ou ses parties figureront bien souvent comme l'objet trouvé tout désigné ou le 
« readymade » parfait. La complexité ou même parfois la miniaturisation des mécanismes de machines ont exercé une fascination sur l'artiste. Ceux-ci s'apparentent peut-être aux réelles « difficultés et complexités de l'art », (28) selon l'expression de Town. Plusieurs oeuvres, en peinture notamment, explorent les complexités de la miniature (à l'aide de signes calligraphiques soignés, par exemple): l'artiste est passé maître dans l'art des changements brusques d'échelle de sorte que l'oeil doit s'ajuster tout comme l'objectif d'une caméra (par exemple Parc no 1, 1970, Banque d'oeuvres d'art du Conseil des Arts du Canada). Une visite à ses ateliers (29) nous a fait voir diverses machines éparpillées ou encore des composantes de circuits intégrés attendant le jour de leur élection comme matériau. En outre, notre fragment d'appareil de télévision initial pourrait être considéré, selon certains, comme la machine à collages par excellence! (30)

Le collage peut être envisagé en certaines circonstances comme une version moderne de la nature morte. Suivant la hiérarchie traditionnelle des genres en peinture, la description des objets est élaborée plus spécialement dans une catégorie devenue graduellement ce que nous appelons la nature morte. Au XVIIe siècle par exemple, la représentation d'instruments de musique connotait un message moral faisant allusion « aux plaisirs fugitifs » (31) de la vie. Vers la fin du XIXe siècle aux États-Unis, une école de peinture, regroupant quelques artistes autour de William Harnett, a transformé la nature morte en trompe-l'oeil saisissant, au bénéfice d'un plaisir visuel évident. Musique, 1890 (fig. 10), de Julian Seavey (Musée des beaux-arts du Canada), représente un excellent modèle canadien dans le genre.

Parmi d'autres essais canadiens remarquables d'illustration de la musique, qui, doit-on le rappeler, est ontologiquement insaisissable, fugace et invisible, Le rassemblement des sons, 1928 (Winnipeg Art Gallery), de Bertram Brooker effectue peut-être une métaphore entre le son et l'infiniment petit, qui sont invisibles à l'oeil nu. Ce dernier est cependant rendu visible grâce à la technologie microscopique; on a l'impression, chez Brooker, que ses visions procèdent des découvertes de structures révélées par cet instrument d'optique. Certains collègues de Harold Town faisant partie du même Groupe des Onze se sont également intéressés à la musique à l'époque où Musique à l'arrière a été réalisé: Hortense Gordon dans Composition musicale, v. 1958, Alexandra Luke dans Symphonie, 1957 (tous deux à The Robert McLaughlin Gallery, Oshawa) ou encore Jock Macdonald dans Trompettiste déchaîné, 1957 (collection particulière, Whitby [Ontario]).

L'utilisation explicite de la page musicale (voir l'emploi d'un fragment de feuille de musique par Picasso, fig. 11) dérivant vers la droite dans Musique à l'arrière fait directement référence à ce modèle que la musique est devenue au cours du siècle pour la peinture, à la recherche de son autonomie et de sa spécificité. La présence de la musique est suggérée à l'arrière d'une manière ambiguë. S'agit-il de l'arrière du tableau ou de l'arrière du téléviseur? Quelle que soit sa position, devant ou derrière l'oeuvre (cette dernière considération est purement spéculative), le spectateur ne peut voir qu'un endos, soit du téléviseur, soit du tableau. Il est également confronté à une lecture de lettres retournées comme si, soudainement, l'intérêt glissait au niveau de l'invisible ou de l'illisible.

Il a été brièvement mentionné ci-haut qu'Harold Town avait produit un groupe de collages qui s'inspiraient des collections orientales du Musée royal de l'Ontario vers 1957-1958. Certains de ces collages comme Place à Ninive, 1958 (fig. 5), arborent quelques lignes fines qui créent des liens entre les plans de couleur et les unissent par une sorte de couture. D'autres portent la marque d'un réseau complexe de traits, par exemple les Folies sur glace, 1959-1960 (Art Gallery of Hamilton). Ces lignes constituent en quelque sorte une écriture abstraite et rappellent les signes calligraphiques des peintures de l'artiste. Les collages des années cinquante contiennent ces multiples signes dessinés par-dessus les pièces collées qui se trouvent, en fait, à signer d'une griffe personnalisée d'anonymes éléments collés. Cette compulsion au dessin dans le collage est une caractéristique de cette période et semble s'atténuer dans les collages récents en couleurs un peu plus saturées, alors que Town poursuit une intense production dessinée indépendante. Musique à l'arrière n'est probablement pas l'exemple le plus pertinent pour illustrer ce commentaire sur l'influence des calligraphies orientales. La présence d'un éventail représente cependant une allusion plus directe à la provenance de ces influences que l'artiste considère comme fondamentales (par exemple, dans l'hommage rendu à Sotatsu dans Jardin pour Sotatsu, 1957, collection de l'artiste).

Un rapport historique existe entre le collage et la calligraphie; des calligraphes japonais transcrivaient au XIIe siècle des poèmes sur des morceaux de papier irréguliers et les montaient en collages. (32) La combinaison du dessin calligraphié et du collage s'est donc modernisée chez Town dans le renouvellement de cette alliance. Les calligraphies japonaise et chinoise ont vivement intéressé les artistes de cette génération (par exemple Franz Kline aux États-Unis ou Guido Molinari au Canada) qui étaient fascinés par leurs valeurs esthétiques. Le Museum of Modern Art de New York a présenté en 1954 une exposition de calligraphes japonais modernes et abstraits, qui a créé certains remous dans ces milieux passionnés par ce traitement de l'écriture comme l'un des beaux-arts. En fait, la calligraphie est un art du dessin qui s'identifie complètement à l'art de la couleur. La calligraphie abstraite offrait une solution temporaire à ce conflit séculaire en art occidental entre l'importance relative du dessin et de la couleur et attirait ces artistes qui, comme Jackson Pollock, tentaient d'en réduire la tension.

Peu d'artistes canadiens avaient à leur actif à la fin des années cinquante un corpus de travaux en collage aussi vaste que Harold Town. (33) Tom Hodgson, par exemple, un collègue du Groupe des Onze, avait pratiqué le collage d'une manière plus intégrée aux compositions à l'huile et à l'aquarelle. Michael Snow et Joyce Wieland avaient réalisé des collages au milieu des années cinquante, mais leur expression à travers cette technique ne prendra son envol véritable, tout comme pour Charles Gagnon, que vers 1960. Jean Dubuffet pensait que le terme collage devait être réservé aux oeuvres réalisées par Braque, Picasso et les dadaïstes entre 1910 et 1920 et que le mot assemblage convenait mieux en d'autres circonstances. (34) On estime désormais que le terme collage s'applique toujours très bien à tout type de papiers collés avec quelques éléments en relief mais que l'expression assemblage devient plus appropriée lorsque des composantes à trois dimensions prédominent.

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