L'APEC
Le 28 février 2000
Ottawa (Ontario)
Vous trouverez ci-joint le texte d'une lettre adressée à l'honorable Ted
Hughes, membre désigné de la Commission des plaintes du public contre
la GRC, par le premier avocat général du ministère de la Justice, M. Ivan
Whitehall, qui a été remise à la procureure de la Commission, Mme
Barbara Fisher, à Vancouver, à 9 h 58 HNP.
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Service de presse du CPM : (613) 957-5555
Monsieur le commissaire,
La présente fait suite à votre décision du 25 février 2000. Vous avez énoncé très clairement les
raisons pour lesquelles le témoignage du Premier ministre n'est pas nécessaire pour que vous
puissiez vous acquitter de votre mandat dans l'affaire qui vous occupe. Vous soulignez en
particulier qu'aucun élément de preuve ne permet de croire à une intervention du Premier ministre
dans le dispositif de sécurité à l'APEC et qu'il n'y a donc pas de fondement pour le citer à
comparaître.
Vous écrivez :
[traduction] ...Je ne vois tout simplement rien dans la volumineuse documentation produite à
ce jour qui laisse croire que le Premier ministre ait pu donner des instructions ou des ordres
déplacés à des membres de la GRC concernant la sécurité à la conférence de l'APEC.
Comme les témoignages entendus à ce jour n'indiquent aucunement que de telles instructions
ou de tels ordres ont été donnés par le Premier ministre, il ne convient pas d'assigner ce
dernier à comparaître pour sanctionner ce qui, à ce stade-ci, ne serait guère plus qu'une
démarche exploratoire. Le fait est que, si l'on se base sur la preuve présentée jusqu'à
maintenant au sujet d'une présumée intervention du Premier ministre dans les opérations de
sécurité de la GRC, rien n'indique que son témoignage soit indispensable pour que je puisse
examiner à fond l'affaire qui m'est soumise (pp. 12-13).
Vous poursuivez :
[traduction] Je suis d'accord avec l'avocat de la Commission que "...rien ne prouve que le
Premier ministre soit intervenu directement dans l'établissement du périmètre réservé ou de la
zone de sécurité à l'Université de la Colombie-Britannique et qu'en conséquence, il n'y a pas
de fondement pour l'assigner à comparaître dans cette affaire..." Après avoir examiné à
fond [la "question indonésienne" et l'affaire de la clôture à l'école de droit], j'estime que la
preuve présentée relativement à ces deux questions ne justifie pas l'assignation demandée.
Étant parvenu à cette conclusion, il m'a été assez facile de conclure par la suite que les
autres motifs invoqués par les requérants ne justifient pas non plus la délivrance d'une
assignation (p. 14).
Vous confirmez en outre que « s'il y avait des faits tendant à démontrer que les agissements de la
GRC ont été la conséquence directe d'instructions ou d'ordres donnés relativement à la sécurité par
le Premier ministre ou le Cabinet du Premier ministre, je pourrais faire enquête sur ceux-ci [...] »
(p. 9). Vous concluez de façon non équivoque que : « le témoignage [du Premier ministre] n'est pas
nécessaire pour que je puisse m'acquitter de mon mandat » (p. 18). Vous ajoutez également que «
le risque que le public y voit une injustice ne justifie pas une assignation à comparaître » (p. 17).
Vous invitez néanmoins le Premier ministre à témoigner — pour éviter tout soupçon à l'égard de
votre rapport — si celui-ci « partage mon opinion que sa comparution servirait l'intérêt public » (p.
18). Vous faites cependant valoir que tout soupçon résultant d'une absence de témoignage du
Premier ministre serait « injustifié » (p. 18). Je suis tout à fait d'accord. En effet, si le Premier
ministre acceptait votre invitation à témoigner, il ne pourrait que répéter ce qu'il a déjà dit
publiquement à maintes reprises et ce que vous avez déjà constaté, à savoir qu'il n'a pas donné
d'instructions ou d'ordres déplacés à la GRC concernant la sécurité à la conférence de l'APEC.
Vous comprendrez le sérieux avec lequel le gouvernement doit considérer la décision d'un premier
ministre de témoigner devant une commission d'enquête. Il revient à celui-ci de prendre sa décision
en considérant l'intérêt public par rapport aux obligations et responsabilités inhérentes à la charge
de Premier ministre et en s'appuyant sur votre propre opinion, à savoir que son témoignage n'est
pas nécessaire.
Comme vous le savez, la comparution d'un premier ministre en poste devant une commission
d'enquête est une chose extrêmement rare qui fait intervenir des considérations très graves. Cela
ne s'est produit qu'à deux reprises dans notre histoire. En 1873, sir John A. Macdonald a comparu
devant la Commission royale sur le chemin de fer du Pacifique. En 1980, Pierre Elliott Trudeau a
comparu à huis clos devant la Commission royale sur certaines activités de la GRC, la commission
McDonald. La rareté des comparutions de nos premiers ministres devant une commission
d'enquête s'explique par les très graves répercussions de telles comparutions et par les conditions
extraordinaires qui doivent être réunies pour justifier l'assignation.
Le témoignage d'un premier ministre devant une commission d'enquête risque en effet d'interférer
avec les tâches et responsabilités de sa charge, ce qui pourrait en bout de ligne nuire au bon
fonctionnement du gouvernement du Canada. La comparution d'un premier ministre devant une
commission d'enquête pourrait en effet s'avérer particulièrement préjudiciable si elle a pour effet de
créer un précédent susceptible d'entraîner des litiges dont le seul but serait de perturber la bonne
gestion du pays.
Il est clair qu'un premier ministre ne devrait être assigné à comparaître que dans les cas tout à fait
exceptionnels où son témoignage est absolument nécessaire pour établir les faits à connaître pour
résoudre la question, lorsque la preuve ne peut être établie autrement, directement ou
indirectement. Dans de telles circonstances, comme vous le dites vous-même, « le Premier ministre
peut être assigné à comparaître au même titre que n'importe quelle autre personne au pays » (p.
17). Cependant, le critère à retenir est le suivant : est-ce que le Premier ministre peut offrir une
preuve probante fondée sur sa connaissance personnelle des faits, connaissance qu'il est seul à
posséder et qui est nécessaire à la résolution de l'affaire. Dans le cas qui nous occupe, non
seulement ce critère n'est pas respecté, mais vous avez conclu qu'aucune preuve ne permet de
croire à une intervention du Premier ministre.
Vous avez clairement établi que « le témoignage [du Premier ministre] n'est pas nécessaire pour
que je puisse m'acquitter de mon mandat » (p. 18). À la lumière de cette conclusion et des autres
considérations qui militent contre l'assignation du Premier ministre, il m'apparaît que l'intérêt public
serait desservi si celui-ci acceptait votre invitation simplement parce que l'on considère à tort que le
témoignage du Premier ministre est essentiel pour que la population ajoute foi à votre rapport final.
Il est facile d'imaginer toutes les commissions d'enquête futures auxquelles on pourrait
éventuellement assigner des premiers ministres à comparaître non pas en raison de l'information
qu'ils possèdent, mais parce que leur témoignage contribuerait à la crédibilité de l'enquête. Pour
toutes ces raisons, le Premier ministre ne peut accepter votre invitation.
Monsieur le commissaire, votre réputation est telle que personne ne saurait avoir de soupçons à
l'égard d'un rapport dont vous êtes signataire, surtout quand il est clair que vous avez examiné tous
les éléments de preuve nécessaires pour vous acquitter de votre mandat.
Original signé par Ivan Whitehall
Premier avocat général ministère de la Justice
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