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Transcription d’un discours du Premier ministre Paul Martin à la conférence de Sun Valley 2004

Juillet 07, 2004
Idaho (États-Unis)

Une chose que je voudrais faire, c’est de vous raconter un peu le lien entre le Canada et Bill Bradley. Je ne suis pas sûr s’il s’en souvient lui-même.

Cependant, un des sujets que je vais aborder dans mes propos ce matin est le besoin d’un mécanisme de règlement des différends dans l’Accord de libre-échange nord-américain. Cela paraît complexe, mais c’est simplement un moyen de régler les différends qui surviennent entre nos deux pays, ou entre des industries dans nos deux pays.

Lorsque l’Accord a été négocié sous l’administration du Président Reagan, le mécanisme de règlement des différends était en fait l’exigence fondamentale. Et il semblait que cette exigence n’allait pas être satisfaite, que l’Accord allait tomber à l’eau. Alors, un des négociateurs canadiens a appelé le sénateur B il était alors sénateur B Bradley, parce que le Président avait dit : " Écoutez, si ça ne passe pas au Sénat, ça ne se fera pas. " Il a donc appelé le sénateur Bradley et lui a dit ceci : " Écoutez, l’Accord ne se fera pas à moins que vous ne puissiez nous dire que le comité sénatorial des finances va accepter cette disposition. " Il a répondu : " Accordez-moi la journée. " Le même soir, il aurait appelé le Président pour lui dire que ce serait accepté. Grâce à cela, nous avons eu l’Accord de libre échange nord-américain, après l’Accord de libre-échange, qui a été si avantageux pour nos deux pays. Je suis donc très heureux de saluer Bill Bradley pour cette raison. Quelqu’un m’a dit je crois que c’est ce qu’on appelle le " panier marqué de 50 pieds à l’instant où la cloche va sonner la fin du match ".

Il semble qu'une discussion soit à l'ordre du jour ce matin, et que j'aie la tâche de donner le ton en vous parlant de deux des plus grandes priorités nationales du Canada et des États Unis -- notre prospérité et notre sécurité. Je vais donc diviser mon discours en ces deux parties.

J'aimerais préciser que, dans les deux cas, il suffirait simplement d'un léger changement de perspective pour accroître grandement à la fois notre prospérité et notre sécurité relative.

Essentiellement, selon moi, le Canada et les États-Unis devraient se considérer l’un l’autre comme beaucoup plus qu'un important partenaire et un bon voisin. Selon moi, le temps serait venu de comprendre nos responsabilités en tant qu’intendants conjoints de l'Amérique du Nord et de nos intérêts communs, au moins dans les secteurs où ils se recoupent.

Je vais vous donner quelques exemples à titre d’illustration. L'économie nord-américaine repose sur une infrastructure de plus en plus intégrée dont le réseau de distribution d'électricité n’est qu’un exemple. Et nous partageons la responsabilité de gérer et d'entretenir ce qui représente en fait l'armature continentale de nos économies, c’est-à-dire ce réseau de distribution commun.

Bien que chacun de nous doive conserver un processus décisionnel indépendant, nous devons faire mieux de part et d’autre pour veiller à notre intérêt collectif, et cela englobe les forces et les faiblesses de ce réseau.

Il ne saurait y avoir de meilleur exemple, bien sûr, que la panne du mois d'août l'an dernier, quand les lumières se sont éteintes de New York jusqu'à Ottawa. C’était à cause d’une défaillance au niveau de la gestion dans les deux pays. On n’avait simplement pas veillé à ce que le système soit à niveau et adéquatement surveillé. C’était aussi, a-t-on dit, un moyen de mettre un terme au déclin de la population -- mais c’est un moyen très coûteux, je trouve.

L’autre domaine, pour vous donner un exemple, où nous devons établir des relations beaucoup plus sophistiquées, je crois, est celui de l’environnement, dont nous sommes les intendants conjoints. Les divers écosystèmes de ce continent chevauchent les frontières. La rivière Rouge afflue des États Unis vers le Canada et la rivière Columbia coule du Canada vers les États Unis, et chaque cours d'eau pose des défis particuliers sur le plan de l'environnement qu’il faut aborder d’une manière beaucoup plus sophistiquée.

Les courants atmosphériques transportent des particules dans les deux sens. Nous partageons d'importantes pêcheries. Nous partageons les Grands Lacs. Il nous est même déjà arrivé de nous expédier des déchets entre nous. Du moins, c’est ce qu’on me dit.

La même observation quant à la nécessité de mieux veiller à notre infrastructure commune vaut pour la gestion environnementale.

Nous devons collaborer beaucoup mieux dans la protection de la qualité de l'eau et de l'air ainsi que des espèces migratoires, pour vous donner seulement ces quelques exemples.

Le troisième exemple où nous pourrions améliorer d’après moi la gestion de nos responsabilités conjointes en Amérique du Nord a trait à nos relations commerciales. C’est sur cette question et celle de la sécurité que je voudrais m’attarder en particulier.

Permettez-moi de vous situer un peu. L'économie canadienne se porte très bien, vous le saviez peut-être, et vous le savez sûrement maintenant que vous avez entendu Bill. Nos déficits budgétaires sont maîtrisés depuis plusieurs années, et nous affichons des surplus depuis -- vous avez parlé de cinq -- mais c’est depuis sept ans. Les surplus annuels se poursuivront d'ailleurs dans un avenir prévisible.

À l'heure actuelle au Canada, le ratio de la dette au PIB, qui était, il n'y a pas si longtemps, le deuxième plus élevé du G7, est le deuxième moins élevé, et il continuera de baisser. D'ici cinq ans, il sera plus faible que celui de tous les grands pays industrialisés.

Le taux d'imposition des sociétés au Canada est plus faible qu'ici dans la plupart des cas; nos taux d'inflation sont stables et modérés; l'investissement est vigoureux; et le Canada a enregistré la plus forte progression du niveau de vie de tous les pays du G7 depuis 1995.

Vous savez tous que le Canada est le principal partenaire commercial des États-Unis; il exporte davantage vers Home Depot que vers la France.

Mais combien ignorent que le Canada est aussi le premier marché d’exportation des États-Unis. En fait, 37 des 50 États américains exportent plus de marchandises au Canada que n’importe où ailleurs. Et je crois que cela explique en grande partie la raison pour laquelle les gouverneurs comprennent mieux que le Congrès la relation commerciale avec le Canada. Le plus frappant, c’est que 40 p. 100 des échanges entre le Canada et les États-Unis se font à l’intérieur des mêmes compagnies, c’est-à-dire entre les filiales d’une même compagnie établies du même côté ou des deux côtés de la frontière.

De plus en plus, nos entreprises, qu’elles soient canadiennes, américaines ou même mexicaines, exploitent des réseaux continentaux d’approvisionnement et de distribution.

C’est la même chose pour l’investissement. Je crois que la plupart des gens savent que les investissements américains au Canada sont considérables : près de 10 p. 100 des investissements directs, ce qui représente environ 225 milliards de dollars. Mais peu savent que les entreprises canadiennes, cela comprend les placements de portefeuille, possèdent des actifs de plus de 435 milliards de dollars aux États-Unis, ce qui génère un chiffre d’affaires de 168 milliards de dollars et donne de l’emploi à près de 700 000 personnes. Bref, le rendement économique de chacun touche l’autre de très près, et il est dans notre intérêt d’accroître l’efficacité de l’économie nord américaine.

Mais voilà le hic : le manque d’engagement, le manque de leadership en ce qui a trait au respect des règlements des différends, après que les décisions ont été rendues. Bill Bradley a construit un édifice solide, mais il est temps qu’un nouveau sénateur Bradley se présente devant le Congrès pour défendre les intérêts du public et l’économie nord-américaine.

Assurément, il existe une façon de régler définitivement un différend entre deux pays. Nous pensions l’avoir trouvée, mais comme l’a indiqué Bill Bradley, votre société est très procédurière, et vous semblez trouver des moyens de contourner ce qui devraient être des règlements exécutoires. Ces méthodes commencent à nous nuire, et elles nuiront à l’économie nord-américaine si nous n’y voyons pas.

Je m’explique. La réponse à l’approvisionnement à l’étranger et à une main d’œuvre moins coûteuse dans des pays comme la Chine et l’Inde ne se trouve pas dans le protectionnisme, mais dans une compétitivité accrue chez nous, dans les secteurs où nous sommes à l’avant-garde du monde. Nous devons améliorer l’efficacité de notre économie continentale, et pour ce faire, nos trois pays devront déployer un effort concerté pour promouvoir une plus grande liberté de circulation des biens, des services et du capital dans le cadre de l’ALENA.

Cela se fera si nous pouvons en arriver à un meilleur mécanisme de règlement des différends, qui permettra de compenser les pressions protectionnistes inévitables créées lorsqu’une entreprise découvre soudainement qu’un compétiteur se trouvant de l’autre côté de la frontière lui enlève ses profits.

Essentiellement, le Canada croit que lorsqu’il a atteint le point où ses entrées dans le marché américain sont vraiment importantes, il se retrouve soudainement face à des conflits commerciaux qui, de toute évidence, freinent considérablement les investissements et les capacités de développement. Et cette question devrait intéresser les États-Unis, à vrai dire, les entreprises canadiennes, américaines et mexicaines, car elle se situe au cœur même du libre marché continental, à savoir si l’on peut avoir confiance en ses avantages.

Je vais vous proposer deux exemples qui ne s’appliquent pas nécessairement à la haute technologie et aux médias, mais pour les Canadiens, il s’agit des deux priorités les plus urgentes.

L’industrie du bétail en Amérique du Nord B il s’agit également d’un secteur important ici, en Idaho B est intégrée depuis un bon nombre d’années. Des aliments pour animaux et des animaux vivants sont expédiés -- étaient expédiés -- tous les jours entre nos deux pays, comme si aucune frontière ne les séparait. Quand on a découvert une vache atteinte de l’ESB qui provenait du Canada, certains ont choisi d’oublier que cette vache canadienne avait peut-être consommé des aliments en provenance des États-Unis. La frontière a donc été fermée.

Le fait est qu’il s’agit d’une industrie nord-américaine intégrée, des fabricants d’aliments pour le bétail aux entreprises de transformation, et les règlements -- fondés sur des données scientifiques -- concernant la protection des consommateurs et du marché sont pratiquement les mêmes.

Cependant, aux États-Unis, des groupes d’intérêts spéciaux -- des petits éleveurs de bétail -- empêchent votre gouvernement de parvenir à une solution conjointe. C’est très intéressant. Puisque le bœuf canadien n’est plus exporté, on y bat des records de prix, et les éleveurs américains font d’importants profits. Évidement, en pleine année électorale, les pressions pour que la frontière reste fermée sont énormes. Si ça ne se règle pas, des décennies d’investissements dans une industrie intégrée vont tomber à l’eau.

À long terme, c’est l’industrie américaine qui en souffrira, et voici pourquoi. L’industrie canadienne a pris beaucoup d’expansion grâce à l’exportation vers les États-Unis, mais quelques exceptions demeurent. Nous n’avons pas renforcé nos capacités en matière de transformation. Alors soudainement, tout le bétail est acheminé vers les États-Unis, où il est transformé, puis est distribué à l’échelle nord-américaine.

Ce que le Canada devra très bientôt faire si la frontière n’est pas rouverte, c’est renforcer de façon importante ses capacités en matière de transformation au Canada, et lorsque le marché s’ouvrira, il y aura une surproduction, car les usines de transformation au nord de la frontière vous feront concurrence. Si la frontière demeure fermée, le processus sera enclenché et nous expédierons directement vers le Japon et la Chine, vos deux marchés les plus importants.


Autrement dit, l’avantage du marché nord-américain est un système logique; lorsqu’on le modifie, les deux parties sont touchées.

Le simple bon sens -- et une saine gestion des affaires publiques -- nous dicte d’adopter une perspective continentale à l’égard de l’ESB, et le plus tôt sera le mieux.

Le deuxième example, qui a fait couler beaucoup, beaucoup d’encre au Canada, a trait au bois d’œuvre. Au fil de nombreuses années, l’industrie canadienne a investi dans la modernisation et la consolidation, et cela a accru considérablement l’efficacité de nos producteurs.

Nous sommes probablement les producteurs de bois d’œuvre les plus efficaces au monde, non pas à cause de nos ressources forestières, car elles mettent tellement de temps à pousser, mais principalement en raison de nos moulins qui sont incroyablement efficaces. Nous approvisionnons plus du tiers du marché américain.

Or, un petit groupe de producteurs américains continuent d’abuser des lois commerciales américaines pour empêcher le bon fonctionnement d’une industrie intégrée. Inutile de vous dire que cela a un effet traumatisant sur de nombreuses petites collectivités canadiennes.

Et les États-Unis ne sont pas exemptés non plus des conséquences de ce litige. L’on estime qu’il ajoute 4000 $US au coût de chaque maison construite aux États-Unis.

Là encore, je tiens à préciser qu’il nous faut trouver une solution qui comprenne des règles convenues et un mécanisme de règlement des différends que des intérêts spéciaux ne peuvent pas contourner. En fin de compte, il faut des solutions nord-américaines aux problèmes commerciaux nord-américains, des solutions qui tiennent compte à la fois de nos différences en tant que pays souverains et de nos intérêts communs ainsi que de notre profonde interdépendance en tant que voisins sur ce continent.

Je ne doute aucunement qu’au cours des vingt ou trente prochaines années, tandis que le marché européen réussit enfin à s’organiser, que la Chine et l’Inde démarrent, et qu’au fur et à mesure que les marchés communs asiatiques se développent, notre degré d’efficacité en Amérique du Nord influera grandement sur notre niveau de vie. Et ça n’a aucun sens, à mon avis, de continuer d’ériger des barrières.

Le dernier exemple que je veux vous donner, où nos intérêts communs devraient faire l’objet d’un examen continu, dépasse les frontières de l’Amérique du Nord. Il s’agit de la sécurité de nos populations respectives, qui sont exposées de nos jours à toute une série de menaces tout à fait inédites.

Les États voyous, les États déliquescents ou en voie de l’être, les organisations criminelles internationales, la prolifération des armes et les terroristes prêts à agir au mépris des coûts humains, y compris leur propre vie. S’il était protégé autrefois par les océans, le front s’étend de nos jours, et vous le savez encore mieux que moi, des rues de Kaboul aux villes américaines, des voies ferrées de Madrid aux villes canadiennes.

Notre adversaire pourrait mener ses opérations dans les montagnes de l’Afghanistan ou dans les villes d’Europe; il pourrait aussi se trouver, aujourd’hui même, à l’intérieur de nos propres frontières. Il n’y a pas de front intérieur. Le conflit n’est pas là-bas, ce qui signifie que les menaces peuvent arriver en Amérique du Nord par la mer, par la voie des airs ou par voie terrestre, par n’importe où, et nul n’est à l’abri.

Au Canada, nous travaillons dans trois secteurs connexes en vue d’assurer notre sécurité physique B les mesures à prendre en territoire canadien, les mesures à mettre en œuvre avec le concours des États-Unis, et nos politiques extérieures visant à favoriser la sécurité dans le monde. Si j’ai bien compris, George Tenet viendra ici, c’est ce que tu m’as dit Bill, qu’il viendra ici plus tard dans la semaine, et je suis certain qu’il relevera quelques-unes de ces questions.

Nous venons, au Canada, de rendre publique notre toute première Politique de sécurité nationale. Elle énumère les diverses mesures que nous avons prises depuis le 11 septembre, des mesures importantes. La plupart des pays ont d’ailleurs vécu une véritable révolution depuis le 11 septembre, aux chapitres du renseignement, des transports, de la santé publique, de la planification en cas d’urgence. Nous renforçons également la coordination entre les différents ministères du gouvernement.

Il est intéressant de noter que les États-Unis ont éprouvé, de toute évidence, d’énormes problèmes. Nous aussi. Presque tous les pays avaient déjà en place différentes agences de sécurité, et il semble qu’aucune d’entre elles n’ait senti le besoin de se parler. Donc, l’une des grandes révolutions qui s’est produite a été simplement de les harmoniser, d’améliorer la compatibilité des systèmes, la capacité d’échanger de l’information. C’est ce que nous avons fait.

Nous sommes aussi en train d’accroître la coordination entre les divers paliers de gouvernement au Canada. Dans le cadre d’un État fédéral, il est clair que ce besoin transcende le gouvernement fédéral. Pour ce qui est des États-Unis, nous travaillons de près avec Tom Ridge pour que la frontière reste à la fois sécuritaire et ouverte aux activités commerciales et touristiques légitimes.

Nous avons élaboré ensemble un plan d’action de grande envergure pour rendre la frontière imperméable aux menaces et aussi invisible que possible pour le commerce. Ce que nous voulons faire essentiellement, et nous en avons discuté avec le gouverneur, nous voulons prendre ce qui est devenu le plan canado-américain, qui donne actuellement de très, très bons résultats, et l’élargir aussi loin que possible. Il s’agirait de prendre ce plan, de l’élargir au Mexique, puis de l’exporter au-delà, dans le reste du monde. Car nous croyons avoir capté, dans son essence, la façon dont les nations commerçantes peuvent assurer leur sécurité mutuelle, étant donné que les véritables menaces arrivent par navire, par conteneur, par avion de fret. Nous voulons élargir le plan pour englober la biosécurité, la sécurité des aliments et la sécurité maritime.

L’autre secteur où nous voulons intensifier notre collaboration avec vous a trait à la défense de l’Amérique du Nord. Certain d’entre vous savent peut-être que nous avons des responsabilités conjointes avec les États-Unis en vertu du traité sur le NORAD. Il s’agit surtout de la responsabilité de l’espace aérien. Nous croyons qu’elle s’étend maintenant à la voie terrestre et à la mer, et avons, par conséquent et de concert avec vous, créé le Groupe de la planification binational afin d’examiner les prochaines étapes possibles en vue des dispositions à prendre pour assurer le commandement conjoint de la défense maritime et pour fournir une aide militaire conjointe aux autorités civiles dans l’éventualité d’une urgence.

Certains parmi vous savent peut-être aussi que le 11 septembre, la plupart des avions qui circulaient dans l’espace aérien en Amérique du Nord ont atterri, en passant par l’espace aérien du Canada, dans des aéroports canadiens. Une telle collaboration s’est avérée indispensable dans les jours qui ont suivi.

Enfin, bien qu’une défense efficace soit essentielle à la sécurité, ce n’est pas tout. Si nous voulons réellement protéger le Canada et les États-Unis dans l’avenir, nous allons devoir faire face à l’insécurité dans le monde. Là aussi, nos expériences communes en Amérique du Nord peuvent nous être utiles.

Les motifs des dirigeants terroristes sont complexes, et nous ne pouvons identifier aucun ensemble unique de causes pouvant expliquer leur attitude impitoyable et leur haine à l’égard des pays occidentaux. Nous savons toutefois qu’ils trouvent le plus souvent une oreille attentive dans des pays qui sont incapables ou qui refusent de répondre aux besoins les plus élémentaires de leurs citoyens. Nous entendons habituellement par là les soins de santé, l’éducation, l’alimentation et le logement.

Mais il existe un autre élément, qui devient de plus en plus problématique à la lumière des événements qui se déroulent dans le monde, et c’est le besoin des citoyens de ces pays de participer à la vie politique de leur nation.

Bref, tout comme les entreprises doivent améliorer leur gouvernance, les pays doivent faire de même. L’amélioration de la gouvernance au sein des États fragiles, déliquescents ou en voie de l’être passe par l’édification d’institutions publiques efficaces. Pour rétablir la stabilité dans les États fragiles, il faut souvent recourir à une intervention militaire. Vous le savez bien, aux États-Unis, et nous aussi, au Canada.

L'aide étrangère joue un rôle crucial, mais dans les deux cas, ses bienfaits sont clairement limités en l'absence d'institutions fonctionnelles et responsables.

Nous en avons été témoins en Haïti. Il y a près de 10 ans, le Canada, les États-Unis et d'autres pays sont intervenus pour aider à ramener au pouvoir le président démocratiquement élu de ce pays, qui avait été renversé lors d’un coup d’État. Nous avons dépêché des troupes. Nous n'avons pas lésiné sur l'aide, et nous nous sommes engagés solennellement à maintenir le cap.

Le problème, c'est que nous sommes partis avant que ne soient édifiées les structures institutionnelles qu'il fallait pour que Haïti puisse se tenir debout tout seul. Ce pays avait besoin de ministères gouvernementaux opérationnels, d'un système juridique, de forces policières honnêtes et de tribunaux indépendants. Il avait surtout besoin de la primauté du droit et de l’imputabilité d’un système politique.

Le fait demeure qu’aucun d’entre nous, aussi bien les États-Unis que le Canada et la France, qui étions parties prenantes dans l’affaire, n’a investi suffisamment de temps et d’efforts pour mettre ces institutions sur pied.

Nous voici donc de retour, dix années plus tard, aux prises avec le même problème et le même désordre. Cette fois-ci, par contre, nous devons rester jusqu’à ce que la tâche soit bien accomplie. En résumé, le fil conducteur entre la réhabilitation réussie d'un État non viable et la stabilité d'un État sain, ce sont des institutions publiques qui fonctionnent bien.

Cent quatre-vingt-trois pays font partie du FMI. Près de cinquante d’entre eux sont considérés comme non viables ou sur le point de le devenir. Il y a là un énorme effort à consentir à l’échelle internationale, et je dirai en toute franchise qu’il s’agit d’un effort que nous, en tant que pays, n’avons pas encore osé regarder en face.

L’autre condition qui, à mon avis, est très importante, si l’on veut que les États non viables ou en voie de le devenir se remettent sur pied ou, en réalité, que tout pays pauvre se remette sur pied, c’est la présence d'un secteur privé dynamique.

L’an passé, l’ancien président du Mexique Ernesto Zedillo et moi-même avons coprésidé la Commission des Nations Unies pour le secteur privé et le développement, dont faisait partie Carly Fiorina. L’exemple B vous avez peut-être noté celui qu’elle a donné en Inde B est un exemple classique de ce que notre commission préconisait.

Le rapport contenait un certain nombre de recommandations, mais deux messages ressortaient clairement de nos réflexions.

Premièrement, bien que l'investissement étranger soit important, en particulier au cours des premières étapes du développement, une économie ne peut prospérer sans les moteurs que sont la demande et les investissements intérieurs.

Deuxièmement, la condition indispensable pour l'investissement intérieur est la même que pour l'investissement étranger, à savoir la confiance envers les structures des institutions publiques, en les droits de propriété privée, en la primauté du droit qui assure la stabilité et en la prévention contre la corruption. D’après certaines évaluations, les possessions des plus défavorisés du monde dépassent de 200 fois toute l’aide étrangère qui peut être apportée au pays. Le problème, c’est que personne ne détient les droits de propriété.

Certains d’entre vous avez peut-être entendu parler de l’économiste Hernando De Soto. Pour Hernando De Soto, essentiellement, si l’on pouvait donner des droits de propriété aux gens qui vivent (inaudible), ceux-ci pourraient prendre une hypothèque. Ce que l’on obtiendrait alors, c’est le début d’une société de libre entreprise.

Voilà le type de changement qu’à mon avis nous devrons apporter. Il en est ressorti un autre phénomène qui présente énormément d’intérêt : l’introduction de la haute technologie dans les régions rurales démunies.

Notre commission a aussi constaté l’existence de la corruption larvée. Je crois que nous comprenons tous que ce phénomène existe dans nombre de ces pays et certainement dans l’Inde rurale.

L’introduction de la haute technologie permet d’éliminer tous les intermédiaires qui, en fait, tendent la main chaque fois qu’un agriculteur veut s’approprier sa propre terre, veut obtenir l’acte de propriété de sa terre; la haute technologie permet à l’agriculteur d’utiliser l’ordinateur et ainsi de ne plus avoir recours aux intermédiaires qui les facturaient au passage et qui, du fait, se trouvent éliminés. L’agriculteur qui utilise probablement la technologie HP peut désormais consulter chaque jour les cotes de la bourse de Chicago en ce qui concerne leurs produits, ce qui change radicalement la façon dont ces pays fonctionnent.

Par ailleurs, je dois dire que le Canada et les États-Unis devront, si nous voulons vraiment veiller aux changements dans les infrastructures institutionnelles dont ces pays ont besoin, nos deux pays devront, dis-je, être beaucoup plus présents et beaucoup, beaucoup plus actifs.

Le dernier aspect de la gestion des affaires internationales dont j’aimerais vous entretenir est celui des améliorations qui s’imposent à la façon dont fonctionnent nos immenses institutions internationales. Les exemples en sont nombreux. Le plus connu est, bien sûr, celui de la tentative actuelle en vue de réformer les Nations Unies, mais je crois que nous commençons à apercevoir des signes encourageants.

Bien entendu, il existe d’autres exemples de réformes nécessaires. Par exemple, la plupart de nos pays considèrent nos régimes de soins de santé comme des structures étanches à l’intérieur desquelles nous agissons tous. En réalité, lorsque l’on considère des maladies infectieuses comme la grippe aviaire ou le SRAS, qui courent actuellement, il devient évident qu’aucun pays ne peut s’isoler.

Disons que vous attrapez le SRAS le lundi matin dans un village rural d’Asie et que vous prenez un avion le mardi, vous répandez la contagion à New York ou à Toronto le jeudi.

Si nous voulons, effectivement, assurer la sécurité de notre propre population, nous ne pouvons plus tolérer que les systèmes de soins de santé ailleurs dans le monde répondent à des normes inférieures aux nôtres. Il y a donc, à cet égard, un bon nombre de secteurs dans lesquels nous pouvons agir.

Par exemple, le Canada est devenu, tout récemment, le premier pays à adopter un projet de loi permettant l’exportation de médicaments génériques à bas prix pour traiter le sida et la malaria en Afrique. C’est le genre de situation à laquelle, en tant que pays, nous allons devoir faire face.

Autrement dit, nous ne pouvons plus fonctionner en vase clos comme nous l’avons tous fait, et continuer d’imaginer que nous pourrons protéger nos populations. Il est évident que les institutions doivent adopter des démarches multilatérales efficaces. Or, nos tentatives de réforme s’enlisent toujours dans la léthargie bureaucratique et, essentiellement, dans l’échec des dirigeants à l’échelle internationale. C’est dans ce contexte que j’aimerais simplement vous faire une proposition, à laquelle Bill Bradley a fait allusion dans sa présentation.

Ce qui limite principalement le G8 est le fait qu'il constitue, en gros, un club de pays riches. Les clubs comparables regroupant les pays en développement, comme le Groupe des 77, sont, de leur côté, principalement limités par le fait qu'ils excluent les moteurs clés de l'économie internationale.

Le grand inconvénient des organisations multilatérales de vaste envergure qui rassemblent tous les pays riches et pauvres est, justement, que tout le monde y assiste : les dirigeants n'ont pas l'occasion d'entamer de véritables discussions au-delà des discours préparés à l'avance. Les conversations et le choc des idées sont exclus.

Alors, quelle est la solution? Nous croyons que cela pourrait être un G20 des dirigeants, c’est-à-dire 20 grands pays, semblable au G8, sauf étendu à 20, et semblable au G20 des ministres des Finances créé dans le sillage de la crise financière de 1997 en Asie.

Permettez-moi de vous rappeler le contexte. Voici ce qui est arrivé. À l’époque, Bob Rubin et Larry Summers représentaient le Trésor, et nous, les ministres des Finances, nous nous sommes soudain retrouvés -- vous vous en souviendrez peut-être -- avec la Malaisie en défaut de paiement, l’Indonésie en défaut de paiement, la Russie en défaut de paiement, le Brésil en défaut de paiement, et avec une nouvelle crise du peso au Mexique. La réponse nous paraissait assez claire. C’était la transparence des états financiers. C’était une ouverture beaucoup plus grande et des règlements bancaires beaucoup plus rigoureux.

Nous pensions détenir la réponse et pour la plus grande gloire du G7 des ministres des Finances, nous avons simplement dit à ces pays ce qu’ils devaient faire, et ils nous ont envoyés promener, parce qu’ils n’avaient pas eu leur mot à dire dans la solution. Ils nous ont simplement répondu : " Nous n’allons pas vous écouter. Vous avez pondu une solution pour nous. Nous voulons être à la table où les débats ont lieu. "

Alors, nous avons formé le G20 des ministres des Finances et c’est essentiellement cela, ainsi qu’une politique monétaire assez astucieuse de la part d’Allan Greenspan, qui a mis fin à la crise financière en Asie et qui nous a légué un système financier beaucoup plus solide sur le plan des règlements exigés.

Nous croyons qu’il faut reproduire le G20 au niveau des dirigeants, c’est-à-dire réunir les puissances régionales en veillant à ce que les différentes régions soient représentées : l’Afrique du Sud et le Nigéria, pour l’Afrique, par exemple; les États-Unis, le Canada et le Mexique ainsi que le Brésil, pour notre hémisphère; le G8, la Turquie, des pays comme ceux-là. Des pays qui peuvent parler au nom de leur région, de sorte qu’un groupe moins nombreux de dirigeants puissent faire l’acte de foi que ce genre de problèmes exige.

Ce qui se passe essentiellement aux réunions internationales c’est que des documents bureaucratiques vous sont fournis. Vous vous rendez là, et vous vous en tenez en gros à ces limites très étroites. Or, il faut s’affranchir de ces limites. La seule façon d’y arriver c’est d’avoir des dirigeants qui peuvent assumer la responsabilité des décisions qui doivent être prises. Nous croyons que cela a donné de bons résultats au niveau des ministres des Finances et que cela devrait donner de bons résultats au niveau des dirigeants.

J'ai soulevé cette idée auprès du Président Bush et il s'est dit intéressé. Les premiers ministres de la Grande Bretagne et de la Chine, et les présidents de la Russie, du Brésil et du Mexique ont aussi manifesté un intérêt considérable lorsque j'en ai discuté avec eux. Si j’en parle ici, c’est parce qu’il me semble que si, en plus de s’occuper du mécanisme de règlement des différends -- ce que je voudrais que vous fassiez en partant d’ici --, les milieux d’affaires américains pouvaient se rallier derrière l’idée que les principaux marchés émergents et les grands pays en développement doivent unir leurs efforts pour trouver certaines des solutions dont le monde a besoin, si, en fait, nous voulons progresser davantage, alors je crois que cela donnerait une impulsion assez grande pour que cette idée s’impose.

Il s'agit de donner le coup d'envoi et de cultiver dès maintenant les habitudes d'une collaboration pragmatique entre le Nord et le Sud -- des habitudes si essentielles à l'avenir resplendissant que certains d’entre nous espèrent et croient possible.

Alors, voilà. J'ai commencé par vous parler du besoin de renforcer la gouvernance en Amérique du Nord, et j'ai conclu sur le besoin de renforcer la gouvernance dans le monde. Lorsque nous évoquons la sécurité et la prospérité de l'Amérique du Nord, nous relevons la nécessité d'être plus souples et d'adopter de nouvelles démarches. Il en va de même pour la sécurité et la prospérité dans le monde. Il n'existe pas de plan d'action universel, mais on s'entend de plus en plus sur le besoin d'une souplesse accrue et de démarches internationales qui se renforcent mutuellement.

Tout cela s’inscrit dans la relation qui s’établit de plus en plus entre les droits de la personne et la primauté du droit, d’une part, et l’entrepreneuriat, d’autre part; entre l’éducation et les droits des femmes, ce qui renvoit encore une fois à l’exemple que Carly Fiorina a donné ce matin; entre la stabilité politique et les institutions publiques; entre la sécurité de l’individu et celle de l’État.

Personne en Amérique du Nord ne se trouvera en sécurité dans un monde où près d’un tiers des pays sont déliquescents ou près de l’être. C’est en prenant conscience de ces liens que nous nous sommes développés dans nos propres pays, et ce constat pourra aussi aider d’autres pays dans la sphère internationale.

À mon avis, et je concluerai là dessus, le même raisonnement s’applique dans cette salle. Nous avons réussi dans nos deux pays, au Canada et aux États-Unis, à accomplir de grandes choses, en raison de la collaboration entre le secteur public et le secteur privé. Nous avons pu mobiliser les énergies. Nous avons relevé quelques-uns des défis les plus importants qui se soient jamais posés. Nous traversons aujourd’hui une période marquée par d’immenses changements. Et nous, le gouvernement et le secteur privé, devons travailler ensemble, là où nous le pouvons, afin de promouvoir le bien commun partout dans le monde. Évidemment, il serait mieux de commencer chez nous, mais nos efforts doivent être élargis.

Quand je songe aux immenses talents et aux expériences incarnés par les personnes ici présentes, comment ne pas éprouver un formidable élan de confiance qui laisse croire que nous y arriverons. Là dessus, je vous cède la parole. Merci beaucoup de m’avoir donné l’occasion de vous entretenir.


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Mise à jour : 2006-07-28 Haut de la page Avis importants