Gisèle Jacob: Et bien cela met fin à notre session sur les histoires. On va parler maintenant de cartographier le territoire et de nommer le territoire, un autre aspect important de la culture inuit. Nommer le territoire, ça concerne autre chose. On va parler d'abord d'Isabelle Charron qui va nous parler des cartes du Nord. C'est une archiviste ici, qui est spécialisée en cartographie. Elle a aussi travaillé au Musée canadien des civilisations, où elle a reçu une maîtrise de l'Université d'Ottawa. Je remercie nos conférencières maintenant et je donne maintenant la parole à Isabelle.
Isabelle Charron : Bonjour. Alors, cette brève présentation portera sur les cartes anciennes de l'Arctique canadien et sur leur présence dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada. Il s'agit d'un sujet très riche qui s'étend sur plus de 500 ans d'histoire. Comme il sera difficile de résumer le tout en quelques minutes, nous avons dû faire des choix et puisqu'il s'agit de cartes anciennes, nos propos ne s'attarderont pas aux 20e et 21e siècles, mais bien aux deux âges d'or de l'exploration de l'Arctique les 16e, 17e siècle et le 19e siècle.
Cette présentation sera en français, mais je pourrai répondre à vos questions dans les deux langues.
Depuis 1972, Bibliothèque et Archives Canada collectionne des cartes géographiques anciennes, les atlas et les globes qui constituent autant de traces de l'évolution et de l'histoire du territoire canadien. Les collections Alexander E. MacDonald et [Coli] Verner par exemple comprennent ainsi plusieurs cartes de l'Arctique canadien incluant évidemment le territoire actuel du Nunavut. Les Vikings seraient les premiers européens à avoir exploré une partie du territoire du Nunavut actuel vers l'an 1000. Comme ils n'avaient pas de tradition cartographique, ils n'ont laissé aucune carte. Avant le 16e siècle, la majeure partie des cartes du pôle Nord et de l'Arctique canadien étaient donc des représentations imaginaires. C'est dans le contexte des grandes découvertes que les explorations européennes dans l'Arctique canadien ont pris leur envol. En effet, comme c'était le cas dans le Sud, on cherchait une nouvelle route vers l'Asie et ses richesses, et des richesses tout court, en particulier, les métaux précieux. La carte du fameux passage du Nord-Ouest est donc à la source du développement de la cartographie de l'Arctique. Dès le 16e siècle, la toponymie de l'Arctique se trouvera donc marquée par le passage d'un grand nombre d'explorateurs, en majorité des britanniques, dont Martin Frobisher qui effectua trois voyages dans l'Arctique en 1576 et 1578. Frobisher est surtout connu pour avoir laissé son nom à la baie de Frobisher où se trouve Iqaluit, la capitale actuelle du Nunavut. Il l'est également après avoir exploité un minerai qu'il croyait contenir de l'or, ce qui s'avéra un lamentable échec puisqu'il s'agissait de marcassite. John Davis fit également trois voyages dans l'Arctique en 1585, 86 et 87. Le détroit de Davis situé entre le Nunavut et le Groenland porte aujourd'hui son nom. Davis cartographia les cours du Groenland, de l'île de Baffin et du Labrador. Aucune de ces cartes n'a survécu, mais les informations géographiques qu'elles véhiculaient ont été reproduites sur des cartes publiées entre autres par Edward Wright et Emery Molineu sur son célèbre globe réalisé en 1592. En 1610, Henry Hudson se lançait dans l'aventure du passage du Nord-Ouest. Il atteignit la baie qui allait porter son nom. Cet hiver-là, Hudson fut victime d'une mutinerie et disparut. Robert Bylot reprit les commandes de l'équipage qui réussit à retourner en Angleterre, où ils échappèrent à la pendaison pour mutinerie. C'est grâce à Hudson que la baie du même nom fut définitivement représentée sur les cartes. Cela permit en outre à l'Angleterre de revendiquer ce territoire. Hudson envoya ses cartes originales, aujourd'hui toutes disparues, à des cartographes, comme le néerlandais Hessel Gerritsz, qui représenta ses découvertes sur une carte intitulée Tabula Nautica en 1612. Elle fait d'ailleurs partie de la collection de Bibliothèque et Archives Canada. Cette importante carte sera utilisée comme modèle par d'autres cartographes pendant plus de 50 ans. Samuel de Champlain fut le premier à reproduire la représentation de la baie d'Hudson sur sa petite carte de la Nouvelle France en 1612. En 1615, William Baffin se rendit aussi dans la baie d'Hudson et conclut comme Hudson qu'elle ne débouchait pas vers l'Ouest. Baffin réalisa des cartes, et contrairement à celles de ses prédécesseurs, l'une d'entre elles est parvenue jusqu'à nous. Elle est conservée à la British Library. Les contemporains de Baffin n'ont pas cru à toutes ses découvertes. Cela a eu pour résultat qu'au début du 19e siècle, on doutait toujours de ces conclusions. Baffin fit entre autres connaître l'île et la baie qui porte toujours son nom. L'île Bylot au Nunavut a été nommée en l'honneur de Robert Bylot, également explorateur important pour l'époque, qui accompagnait Baffin dans ses voyages. Après les voyages de Baffin, l'intérêt des financiers anglais pour les expulsions dans l'Arctique s'essoufflait. Les explorations anglaises des 16e et du 17e siècle dans l'Arctique sont résumées sur une carte de John Seller, a Chart of the North part of America, publiée dans son atlas Maritimus en 1698. Bibliothèque et Archives Canada possède un exemplaire de ce superbe atlas.
Le 18e siècle constitue, pour ainsi dire, un temps mort dans les explorations de l'Arctique canadien. Au début du 19e siècle, la cartographie n'était donc pas bien plus avancée qu'à la fin du 17e. Avant le 19e siècle, les explorations dans l'arctique étaient motivées par des intérêts économiques, la curiosité scientifique prit ensuite le dessus. À la fin des guerres napoléoniennes, la marine britannique se retrouvait avec un surplus de navires et d'équipages. Il fut donc décidé d'utiliser ces ressources pour tenter une fois pour toutes de trouver le fameux passage du Nord-Ouest. Le coup d'envoi des explorations britanniques dans l'Arctique canadien au 19e siècle était donc lancé en 1818, à l'initiative du second secrétaire de l'Admiralty, la British Admiralty, John Barrow. Barrow publiait la même année une importante carte qui résumait l'état des connaissances de ce territoire. Elle fait partie de la collection de Bibliothèque et Archives Canada. Plusieurs expéditions furent ainsi mises sur pied. Je ne les aborderai pas toutes, car elles sont vraiment trop nombreuses. Les explorations les plus marquantes de cette période sont, sans contredit, celles de John Franklin, John Ross, et William Edward Parry. En 1818, Ross était le commandant de Parry. Même s'il réussit à confirmer plusieurs découvertes réalisées par Baffin au 17e siècle, Ross fut fortement critiqué pour avoir cru apercevoir des montagnes, qu'il nomma « les monts Crocker » près de Lancaster Sound. Il représenta d'ailleurs sur une carte publiée en 1819 dont BAC possède plusieurs exemplaires. Il s'avéra que ces monts n'existaient pas, et ce fut là l'objet d'une importante querelle entre Ross et Parry. Ross perdit aussi l'estime de l'amirauté. Malgré cela, il compléta plusieurs autres voyages dans l'Arctique jusqu'à un âge très avancé. Il demeura même quatre ans à partir de 1829 dans l'Arctique et son équipage faillit y rester, si ce n'avait été de l'aide des Inuit et du secours d'un navire baleiné. La contribution de Ross à la cartographie de l'Arctique n'est pas énorme, mais il s'agit d'un explorateur important pour l'intérêt qu'il suscita et les controverses. Notons que les Inuit dessinèrent des cartes pour Ross, dont deux hommes nommés [Iqmalik et Apelagit]. Parry, pour sa part, repartit en 1819 et fit des découvertes majeures qu'il résuma dans un livre publié en 1821, qui comprend plusieurs cartes. BAC possède quelques exemplaires de ce livre et des cartes qui l'accompagnent. Même s'il ne trouva pas de passage, le deuxième voyage de Parry en 1821 lui permit de cartographier une partie de la côte qui était jusque-là inconnue des européens, de l'île Southampton à l'île de Baffin. Au cours de l'hiver 1822, Parry demeura dans l'Arctique. Il fréquenta beaucoup les Inuit et leur demanda de dresser des cartes. Les Inuit connaissaient évidemment plus que quiconque leurs territoires et ils possédaient un sens très développé de la géographie. Les cartes qu'ils dressèrent pour Parry et pour d'autres s'avérèrent d'une grande justesse. Trois d'entre elles parurent d'ailleurs dans le livre de Parry en 1824. Ce livre et ces cartes font partie de la collection de Bibliothèque et Archives Canada. Parry fit plusieurs autres voyages et publia de nombreux autres ouvrages par la suite. En 1819, Franklin, qui avait cartographié plus de 300 kilomètres de la côte, ce qui constituait un exploit, par la suite, Franklin et son équipage feront avancer la cartographie de l'Arctique bien malgré eux, partis en 1845 pour une expédition qui devait durer trois ans et il n'était toujours pas revenu en 1849. C'est alors que de 1850 à 1860, plusieurs campagnes pour les retrouver se mirent en branle. Franklin et son équipage ne furent jamais retrouvés, mais ceux qui les ont cherchés ont grandement contribué à l'avancement des connaissances géographiques de l'Arctique canadien. De plus, comme le sujet passionnait le public, plusieurs cartes furent rapidement publiées par des éditeurs commerciaux dont le plus fameux est sans contredit le londonien John Arrowsmith dont BAC possède plusieurs cartes. Celui-ci publia par exemple sept versions différentes de sa carte, « Map of the Counties around the North Pole » entre 1818 et 1859. En 1875-76, Edward Sanford publia également une version de carte après avoir acquis la plaque d'impression auprès de la succession d'Arrowsmith. Outre les éditeurs privés, les autorités britanniques publièrent également plusieurs cartes par l'entremise de l'Amirauté, the British Admiralty, dont certaines sont des cartes marines. Bibliothèque et Archives Canada possèdent une très bonne collection de cartes de l'Amirauté britannique.
Le 31 juillet 1880, le gouvernement britannique cédait l'archipel arctique au Canada. Peu après la souveraineté canadienne sur ce territoire s'est trouvée compromise par des explorateurs en provenance d'autres pays, des Américains et des Norvégiens. Les autorités canadiennes ont donc encouragé les explorateurs canadiens à retourner dans l'Arctique à la fin du 19e et au début du 20e siècle afin de consolider cette souveraineté. L'un des plus illustres d'entre eux est sûrement le capitaine Joseph-Elzéar Bernier dont BAC possède quelques documents. Je vais couper tout de suite, parce que cela aurait pu être beaucoup plus long. Voilà qui met fin à cette présentation. Je vous remercie de votre attention. Si vous avez des questions. Merci.
Gisèle Jacob: Merci beaucoup Isabelle. Il y aura une autre période de questions brève après la présentation suivante. Donc, si vous avez des questions pour Isabelle, gardez-les. Maintenant, nous allons donner la parole à Kowesa Etitiq qui va parler des méthodes traditionnelles de dénomination du territoire. Il a travaillé pour de nombreuses institutions, notamment pour le gouvernement du Nunavut, pour l'Inuit Tapiriit Kanatami and Nunavut Tunngavik Inc.
Kowesa Etitiq : Je m'appelle Kowesa Etitiq. Je suis d'Iqaluit, mais je vis en ce moment à Ottawa. Peter Irniq et moi enseignons un cours de sensibilisation à la culture inuite. C'est un cours d'une journée d'informations générales sur les Inuit, et que nous appelons justement « Des traîneaux à chiens à l'Internet » pour permettre aux gens d'apprendre un peu ce qu'est la société inuite. Je voudrais commencer en disant que c'est un honneur pour moi d'être ici aujourd'hui pour ce 10e anniversaire de la création du territoire du Nunavut. Il ne faut pas oublier que la revendication territoriale a été signée il y a plus de 16 ans. Et je remercie en fait Bibliothèque et Archives Canada et la Société géographique royale du Canada et le Collège Arthur Kroeger d'Affaires publiques de l'Université Carleton qui ont contribué à organiser cette célébration. Je me souviens de l'intérêt que suscitait ce projet quand nous en avons entendu parler, beaucoup d'Inuits ont travaillé dur pendant 30 ans pour que le rêve de création du territoire se réalise. Notre objectif était de déterminer notre propre cheminement et de protéger notre culture pour les générations futures. Comme vous le savez, Nunavut, ça veut dire « notre terre » en Inuit et ce nom exprime en soi le fait que c'est le territoire que nous occupons, c'est notre territoire, notre terre.
Je vais vous parler de certaines des pratiques traditionnelles de dénomination des lieux en Inuit ou Inuktitut. Je vais parler essentiellement de la région dont je viens, Iqaluit qu'on appelle encore Frobisher Bay, la baie de Frobisher. En fait, j'ai utilisé certaines des photographies de la collection de Bibliothèque et Archives Canada et à la fin de ma présentation, je vais demander au Docteur Peter Irniq de discuter de certains des noms importants, des noms de localités importants pour le Nunavut. Je voudrais souligner le travail exceptionnel de la Fondation patrimoniale inuite, le « Inuit Heritage Trust ». Je peux vous assurer qu'avec plus de 2 millions de kilomètres carrés à couvrir, la tâche est très difficile. Le « Inuit Heritage Trust » est issu de l'entente sur la revendication territoriale et son rôle est de documenter les noms utilisés par les anciens pour dénommer les lieux où nous vivons, nous travaillons, nous chassons. Je vais vous lire des choses justement du « Inuit Heritage Trust » qui expriment bien comment nous utilisons les noms et comment nous nommons la terre. Il y a des milliers de noms pour nommer les caractéristiques géographiques de la terre, du territoire. Il y a des noms pour là où les gens vont chasser, là où les gens vont passer du temps sur la terre. Il y a des noms traditionnels qui reflètent les usages du sol, l'usage de la terre ; des noms descriptifs qui donnent des informations sur les animaux qu'on peut chasser à tel ou tel endroit ; sur les risques, sur les dangers, sur les lieux de nidification des oiseaux etc., donc surtout des noms traditionnels qui constituent en fait une sorte de répertoire, d'inventaire du territoire, qui donnent des informations sur le savoir inuit. Et beaucoup de ces noms traditionnels cependant ne sont connus que de quelques anciens dans chaque communauté. C'est là le rôle de l'Inuit Heritage Trust, c'est d'enregistrer ces noms traditionnels, noms qui nous ont été transmis par les anciens. Bien qu'il y ait beaucoup de manières d'attribuer un nom au lieu, il y a quatre méthodes traditionnelles qui sont importantes. D'abord, il y a les caractéristiques géographiques. Les Inuits nomment les lieux en fonction de leur caractère géographique. Par exemple, une grande île, ou une montagne qui avait la forme d'un sein, a été dénommée comme un sein. Beaucoup d'endroits aussi ont un nom représentant l'animal, le poisson qui pouvait y être attrapé ou chassé ; ou le nom d'une caractéristique géographique particulière, par exemple Nunatalik, un endroit où il y avait des ours, Qayaquvik, endroit où on pouvait entreposer les kayaks pour l'hiver. Troisième méthode, c'est le lieu d'importance culturelle ou spirituelle. Beaucoup de noms reflètent cette importance spirituelle ou des événements importants qu'il y avait eu. Par exemple, Inukshulik, l'endroit où il y a beaucoup d'inukshuks, signifie un endroit important pour faire de la chasse, pour attraper des animaux. Nadlukuvik, lieu où passent des caribous à côté de la rivière. Autre manière dont on dénomme les endroits, c'est les caractéristiques saisonnières, des choses, des phénomènes qui réapparaissent à chaque saison. Par exemple, Sinaaq, des glaçons qui passent sur les cours d'eau, là où on chasse le phoque en hiver ; Ikirasakuutaq, un détroit ; et certains endroits qu'on dénommait à cause de tabous par exemple. Je me concentrais sur mon texte et je ne présentais pas les diapos, veuillez m'excuser, j'ai rattrapé mon retard maintenant. Donc, certains tabous dont j'ai parlé, il y en a à Frobisher Bay, il y a Illarkut qui veut dire … c'est un endroit où les femmes inuites plaçaient leurs serviettes sanitaires mensuelles – si vous voyez ce que je veux dire – et généralement fabriquées de peau de lapin, parce qu'elles ne pouvaient pas laisser cela sur la glace. C'était un tabou, cela aurait choqué les déesses de la mer, et donc il y aurait un endroit assez reculé où les femmes allaient déposer ces objets, ces choses. Une autre histoire de ma région, c'est Anarquatsiaq, qui veut dire une île en Inuit en fait mais c'est la première île à [Kujusik] qui est juste à … de la baie de Frobisher, juste à l'extérieur de Iqaluit. En fait, c'était quelqu'un qui était censé être dangereux et fou, dangereux pour la communauté, et donc on l'avait emmené sur une petite île où il n'y avait personne, mais qui est assez proche de la communauté pour qu'on puisse quand même surveiller ce qu'il faisait. Donc, cette île a été appelée Anarquatsiaq; et par nuit claire, on dit qu'on peut encore voir Anarquatsiaq à partir de l'île principale. Mais, c'est aussi appelé « Dog Island » par les nouveaux parce que des équipages de chiens y étaient laissés sur cette île pendant l'été. Tout ce qu'il nous fallait pour survivre venait de l'environnement, l'habillement, la nourriture, les outils, et donc cela veut dire que nous avions une relation très étroite avec la terre, relation intense, et ce qui, évidemment, a eu une influence sur la dénomination des lieux. Les Inuits utilisent la terre, utilisent la nature pendant les quatre saisons pour chasser, pour pêcher etc.
La désignation traditionnelle des endroits, des lieux montre par exemple, et je prends l'exemple de Cumberland Sound où il y a 500 noms de lieux inuits pour chasser, pêcher, 500 noms alors que sur les cartes officielles, il n'y a que 36 endroits qui sont dénommés. Et donc, ça montre bien justement l'utilisation intensive de la terre par les Inuits. La connaissance partagée par la communication orale des anciens et autres est riche en histoire et en informations pratiques telles que les endroits où sont bons pour la chasse et dans quelle saison, ainsi que de l'information transmise au sujet d'événements historiques ou activités historiques plus importantes. On ne peut pas parler d'Iqaluit et de la baie de Frobisher sans parler de Sir Martin Frobisher lui-même. Malheureusement, mais enfin, c'est … au contraire des toponymes européens, on ne trouvera pas beaucoup d'endroits qui sont nommés aux noms de personnes. Nous sommes beaucoup trop pratiques pour cela. Il semble que si nous avons besoin de communiquer un message ou une information quelconque de par nos pratiques toponymiques, il semble ironique que les gens ailleurs appellent les lieux inuits par des noms autres que les Inuits eux-mêmes qui utilisent ce sol. Les Inuits du Nunavut sont en train de noter les noms, les toponymes traditionnels. Il y a eu contacts sporadiques avec des européens à partir de l'an 1000 environ avec les Vikings et autres, mais le premier contact documenté a eu lieu en 1576 lors de la visite de Sir Martin Frobisher, explorateur anglais, les Inuits de la région d'Iqaluit justement, et on raconte encore l'histoire dans ces lieux au sujet de l'arrivée de Sir Martin Frobisher, qui, par accident est entré dans la baie. Il pensait qu'il s'agissait d'un détroit qui l'emmènerait à Cathay, c'est-à-dire la Chine. Alors, les rencontres avec Sir Martin ne se sont pas très bien passées, il a kidnappé trois de nos gens et les a emportés en Europe où ils sont morts de maladies européennes inconnues et contre lesquelles ils n'étaient pas immunisés. Il a aussi laissé derrière cinq marins qui n'ont pas réussi à gagner le bord à temps. Ces marins ont vécu parmi nous pendant deux ans et avec notre aide ont pu survivre. Ensuite, ils ont construit un bateau et sont partis à la voile pour l'Angleterre. Ils n'ont jamais été revus par quiconque, ni par l'Inuit, ni par l'homme blanc. Dans la version de Frobisher, on dit que nous avons kidnappé ces marins. Ce n'est pas la seule erreur, Sir Martin a fait trois autres voyages à la baie Frobisher pour miner ce qu'il croyait être de l'or, mais qui n'est que de la pyrite. De nombreuses tonnes de ce minerai sans valeur ont été rapportées en Angleterre en 1576 et 1578. Une fois qu'on a su quelle était sa valeur, on l'a utilisé pour construire des murs et des chemins en Angleterre. Nous avons un nom pour l'île où Frobisher a mis pied-à-terre. Vous avez un nom différent du nôtre. L'explorateur américain, Charles Francis Hall est arrivé entre 1860 et 1862 par ses guides Inuit Ippirvik et Tookoolitoo. C'était la première fois en 300 ans qu'un Qallunaat c'est-à-dire un blanc était revenu à l'île. Il explorait et notait les toponymes autour de la baie de Frobisher et est devenu l'un des étrangers les plus prolifiques dans ces distributions toponymiques généreuses la plupart du temps par des noms qui n'étaient pas du tout Inuit. Ippirvik et Tookoolitoo étaient très fameux comme guides. Ils ont guidé Charles Francis Hall, ils ont dressé des cartes pour lui, ils lui ont enseigné comment parler Inuktitut. Charles Francis Hall avait comme objectif principal de chercher le navire de Franklin, il est donc arrêté à Frobisher Bay pour documenter cet endroit et en faire des cartes. Une autre question qui se pose quand on parle de Charles Francis Hall, c'est qu'il y a un endroit, une montagne, la montagne du gros patron, en anglais : Boss Man Mountain. En anglais, on l'appelle aussi la Montagne du Président. Charles Francis Hall avait noté le nom anglais en 1860 après avoir voyagé avec ses deux guides Ippirvik et Tookoolitoo, qui étaient aussi ses informateurs géographiques. Et est-ce qu'il référait à un nom inuit quand il appelait la montagne « la Montagne du Président » ou est-ce qu'il la nommait en l'honneur d'Abraham Lincoln, président à l'époque ? Ensuite, ce sont les Inuits qui ont traduit le nom anglais en un nom inuit. Un autre exemple, c'est un havre qui s'appelle Koojesse Inlet. Koojesse était un Inuk reconnu comme ayant beaucoup de connaissances géographiques de la région de la baie, et des compétences de chasseurs et de voyageurs étaient bien connues. Il a fait de nombreuses cartes dressées à la main pour Charles Francis Hall.
Je vais vous lire une citation que j'ai trouvée, et qui me paraît très puissante, car pour moi, elle incorpore la valeur des toponymes. C'est de Lorie Idlout, elle est dit ceci en 2002. « Je songeais aux noms de lieux, aux toponymes, et comment nous les utilisons aujourd'hui et comment on les utilisait alors. Alors, dans le vieux temps, c'était une façon de survivre. Il fallait connaître les toponymes. Tu trouves ironique maintenant que nous les utilisions maintenant comme une façon de faire survivre notre langue et notre culture plutôt que la survie de nos personnes physiques. »
En conclusion, le processus de noter et de changer les toponymes et les remplacer par les noms Inuits originaux c'est une forme de décolonisation, de reprise en main de notre sol avec nos propres noms. Le Nunavut a toujours été une question de l'autonomie gouvernementale inuite. Un des aspects les plus importants et l'un des objectifs les plus importants, c'est la préservation et la promotion de la langue et de la culture. Lorsque nous attachons nos noms à nos toponymes, à nos endroits importants, nous ne les marquons pas seulement, mais nous préservons à la fois notre histoire et notre culture. Et ce qui est plus important encore, nous communiquons de l'information à la prochaine génération de par le processus d'attribution de noms. En utilisant des nouvelles technologies telles que Google Earth pour partager les toponymes inuits et leur sens, on les trouve très facilement avec quelques clics d'une souris. Donc, il nous faut utiliser la technologie et les traditions orales pour préserver et promouvoir ces toponymes. C'est une façon de racheter et de nous habiter. Les noms toponymes continueront à vivre dans notre histoire orale et maintenant, nous pouvons continuer à anticiper, à voir les noms inuits être rajoutés de plus en plus à nos cartes et figurés aussi dans Google Earth. Nakurmiik. Merci.
Je vais demander à Peter Irniq de dire quelques mots au sujet de l'importance des toponymes au Nunavut, s'il vous plaît.
Peter Irniq : Merci. Je vous remercie tous. Tous ces toponymes qu'on a chez nous partout sur notre terre traitent tous de la survie des gens. Mon deuxième point touche l'origine des Inuits. Comment les gens se reconnaissent et reconnaissent d'où provient l'Inuit. Laissez-moi partir de l'Ouest, les Inuits qui s'appellent The Inuitnak, à l'ouest du Nunavut, nous les appelons autrement par un autre mot en Inuktitut. Les gens qui vivent à [Taluktuak], on les appelle autrement aussi, un autre nom. Ça, ce sont les gens qui sont connus par d'autres Inuits comme [34 :15 Taktulikmiut], qui se traduit par les gens qui viennent d'un endroit où il y a beaucoup de phoques. Ça c'était le camp de mon père. Par contre, nous avons toujours connu les gens de Black River sous un autre nom et on disait que c'est un endroit où il y a beaucoup de [34 :46 savonnite] disponible pour faire des pots. D'où je viens moi ? À Ivilik, c'est toute la région et nous nous sommes appelés Ivilikmiut, l'endroit où il y a beaucoup de morses. Ce sont les genres de noms sous lesquels on connaît d'autres gens, d'autres Inuits depuis des milliers d'années. Les noms que les Inuits donnent aux paysages, c'est selon leur apparence. Par exemple, j'appelle mon village Naujaat, il y en a qui l'appelle [Mouette]. C'est peut-être un peu proche de ça, mais cela veut dire les petits des mouettes. Il y a une côte à environ un mile au nord de Naujaat, c'est le lieu de nidification de ces mouettes, donc nous appelons la collectivité Naujaat. Quand on parle du sud de l'île Baffin, le nom traditionnel, c'est [36 :05 Okukmiuk], ceux qui sont du côté sous le vent des grandes montagnes. C'est de la sorte que nous attribuons des noms, des toponymes en particulier. J'ai grandi dans un endroit [Sinaluiat] où nous vivions. Il y a un petit endroit où il y a peu de poisson et on peut survivre là puisqu'il y a du poisson, on peut aller pêcher des poissons. Il y a un endroit qui s'appelle [Tasirkjuak] grand lac là où les gens voyageaient dans ma famille, lac de 40 miles de long qui menait vers le pays des caribous en été. Mes ancêtres y allaient par kayak. Kayak, ça a été inventé par les Inuits, n'est-ce pas. C'était pas fait en Colombie-Britannique et en fibre de verre, hein. Le kayak a été inventé il y a des milliers d'années pour nous transporter vers les lieux de chasse et autres. Il y a un autre endroit [37 :26 Inuktituk] grand lac, et on allait au fond dans les terres pour arriver dans le pays des caribous pour la chasse, pour nous permettre de survivre. Il y a un autre endroit qui s'appelle [Inukshulik], un endroit où il y a beaucoup [d'Inukshuits], dans une certaine région. Cet endroit est important pour les Inuits depuis des milliers d'années parce que c'est le long de la côte et il y avait beaucoup de phoques permettant la survie des gens, n'est-ce pas? Il y a un endroit qui s'appelle … ah, on me dit que le temps est écoulé. Il y a un autre endroit par exemple dans les régions Naujaat, [38 :13 Itkusiksalit] cela veut dire la même chose, un endroit où il y a beaucoup de choses nous permettant de construire des, la [savonite] là, pour construire des chaudrons. Et les Inuits ont vécu là des milliers d'années, et plus récemment, cela a été transformé en Parc National du Canada et nous sommes très fiers de cela. Donc, les noms des Inuits et les noms des lieux, du paysage sont, selon leur apparence ou leur caractéristique, ils permettent toujours la survie à cause de la présence d'animaux ou de poissons. Merci beaucoup.
Gisèle Jacob: Merci beaucoup pour cet exposé très intéressant à vous deux. Je me rends compte que nous sommes dans la période de pause, mais je vais permettre une ou deux questions, si vous en avez. Si vous désirez en poser à nos panélistes, allez-y.
Membre de l'audience: Ma question est pour Kowesa. Je suis intrigué au sujet des techniques de cartographie inuite traditionnelle. Pouvez-vous nous en parler plus longuement?
Kowesa Etitiq : Je pense que les Inuits utilisent des cartes dans leurs esprits, dans leur tête. Ce n'est qu'au moment où les explorateurs ont demandé de le consigner sur papier qu'ils ont commencé à en faire. Je sais pas si Peter a peut-être un commentaire à faire là-dessus.
Gisèle Jacob: Je vois qu'Isabelle hoche la tête, peut-être qu'elle a quelque chose à dire. Avez-vous quelque chose à dire là-dessus?
Isabelle Charron : Je suis complètement d'accord avec mon collègue bien sûr. Comme je l'ai dit lors de mon exposé, lorsque les explorateurs rencontraient les Inuits, et avec d'autres autochtones non Inuits du Nord, l'une des premières choses qu'ils demandaient, c'est des cartes. Et il semble que les Inuits avaient un talent naturel pour cela parce que c'était tellement important de bien connaître le terrain pour la survie qu'ils ont peut-être même fait des cartes sur la glace ou sur la neige et toutes ces cartes étaient bien sûr éphémères, et nous avons … et les explorateurs sur leurs cartes imprimées reconnaissaient les auteurs. Certains sont connus et celles de Parry publiées en 1824 s'appellent des graphiques, des cartes esquimaudes 1, 2 et 3, nommaient parfois la personne qui les avait tracées. Je pense que ces gens avaient un sens inné d'orientation et de disposition du terrain, du sol où ils vivaient.
Gisèle Jacob: Voulez-vous rajouter quelque chose Peter?
Peter Irniq : Un petit point à rajouter. Bon, on appelle cela le Nunavut, n'est-ce pas, notre terre, nous la connaissons très bien, et parce que les Inuits s'y déplacent avec des traîneaux à chiens, à pied ou par kayak ou [42 :03 Inuktitut], l'autre genre de bateau, nous construisons cela depuis des millénaires. Lorsque les cartographes sont arrivés, ils ont demandé aux Inuits de les faire visiter pour que les cartographes du sud puissent faire des cartes de la région, parce que la connaissance inuite est très importante. Je veux juste dire quelque chose qui est important. Il y a environ cinq ans, j'ai été en Naujaat à un endroit spécifique où j'ai grandi. L'endroit a un lac avec quelques phoques. Je suis arrivé sur des jeunes de 30-40 ans, enfin pour moi, c'est jeune. Et je leur ai dit : vous voyez cette grande côte-là, cette côte a un nom. Ils m'ont dit : « Ah ! Nous n'utilisons plus les noms parce qu'on a le GPS, le système de positionnement géographique ». Et j'ai dit : « Ah oui ! Le GPS ne te permettra pas de connaître le nom traditionnel de cette côte ». Ce serait toujours important pour les Inuits, notamment les jeunes d'aujourd'hui de connaître le paysage et les toponymes de paysages parce que ce sont des éléments importants pour la survie des gens par rapport à la chasse notamment. Merci.
Membre de l'audience: Merci beaucoup. Vous avez dit quelque chose d'important. Nous ne donnons pas des noms de personnes au sol, mais Frobisher lui, il l'a fait. Alors, j'ai une question qui me semble toujours importante. Ce ne sont pas seulement les toponymes, mais vos noms aussi. Quand je vois les noms, toutes sortes de noms, français, anglais, des noms inuktitutisés et qui nous reviennent vers l'anglais par la suite. Et c'est intéressant de voir que vos noms, vos prénoms ont été combinés entre l'ancien français avec les écoles résidentielles, les noms inuits, et ont été anglicisés par la suite.
Kowesa Etitiq: C'est un bon point mais mon nom est Kowesa Etitiq je ne pense pas que ce soit français.
Membre de l'audience: Kowesa, Tu fais exception. Merci.
Peter Irniq : Oui, avec nos prénoms, nous avons beaucoup de prénoms, anglais, français, même de patronymes. Il y a une raison pour cela, bien sûr. Au début, quand les missionnaires sont arrivés, les anglicans par exemple et les catholiques, nos parents qui ne parlaient pas un mot d'anglais n'avaient pas le choix si les missionnaires catholiques étaient là, ils arrivaient dans un village, les gens vont avoir beaucoup de noms comme Marie-Lucie, Théophile, Pierre. Au début, quand j'ai été baptisé, ils m'ont baptisé Pierre, c'était un prêtre catholique qui m'a baptisé quand mon père est allé vers le Lyon Inlet. Quand est-ce que je suis né encore là ? Bon je ne me souviens plus, 1947, tiens. Par contre, quand je suis allé à l'école, le pensionnat résidentiel, le professeur anglais a commencé à m'appeler Peter et je suis resté avec ça. Mais si tu étais baptisé par les missionnaires anglicans, on te donnait un nom genre Mary. Ils ont fait [Mielli] avec pour avoir une prononciation en Inuktitut, ou si ton nom de baptême était Paul, on disait Palussi qui est un nom en Inuktitut. Donc, on entend ce mélange de noms. Mon fils s'appelle [Unaluk] et ma fille s'appelle [Sayuchok], abeille.