Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 5, 1981-1982

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Ugolino di Nerio: Sainte Anne et la Vierge enfant

par Laurence B. Kanter


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La Madone de la collection Tadini et le triptyque de San Giovanni d'Asso constituent les pôles de l'évolution stylistique d'Ugolino. Où, dans ce long cheminement, se situe la Sainte Anne de la Galerie nationale? Les visages arrondis de la mère et de la fillette, les boucles stylisées de la chevelure ainsi que la robe aux motifs compliqués de la Vierge ne peuvent avoir été peints qu'après la Madone de Brolio; en effet, l'Enfant Jésus a la même pose que la Vierge: jambes croisées et main droite tendue vers le voile maternel. La seule différence est que la Vierge enfant regarde vers la droite du tableau et ramène le bras gauche davantage sur son corps que l'Enfant Jésus. (28) Sainte Anne, en pied, se rapproche beaucoup des Madones de Brolio et de San Casciano, dont elle adopte la posture. En outre, son auréole est décorée d'un motif presque identique à celui de la Madone de San Casciano; enfin, les panneaux de San Casciano et de la Galerie nationale sont, à une exception près, les seules peintures d'Ugolino où l'on trouve des bords et des auréoles décorés au moyen de poinçons.

L'exception en question est un buste de saint Matthieu appartenant à la collection Robert Lehman et actuellement conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. (29) Ce panneau (fig. 14) est coupé aux quatre côtés, mais des fragments de la moulure originale subsistent au coin supérieur gauche et, légèrement visibles sous les parties récemment redorées, au coin supérieur droit. La courbure basse de cette moulure révèle que le panneau se terminait jadis par un arc trilobé, tout comme la Sainte Anne de la Galerie. Les marques de poinçon encore clairement visibles sur la partie supérieure gauche du panneau de la collection Lehman correspondent exactement aux décorations ornant les côtés du panneau de la Galerie nationale; en outre, les motifs décorant les auréoles gravées de la Vierge enfant et de saint Matthieu, bien que réalisés au moyen d'outils différents, rappellent cette même oeuvre d'Ugolino. À en juger par les angles des fragments de moulures des deux oeuvres, la hauteur originale du panneau de la collection Lehman pouvait atteindre environ 66 cm et la largeur de 40 à 42 cm; le panneau de la Galerie nationale, quant à lui, pouvait mesurer environ 88 cm de haut et de 52 à 54 cm de large. La proportion entre ces deux panneaux devait par conséquent correspondre à celle entre le panneau central et le panneau latéral d'un grand nombre d'autres retables siennois. En outre, il semble que Saint Matthieu et Sainte Anne aient été peints à peu près à la même époque. Des ressemblances entre la physionomie de l'Évangéliste du polyptyque de Brolio et celle de saint Matthieu, laissent supposer qu'ils ont pu être peints à la même époque. Toutefois, le premier a manifestement été réalisé par un assistant d'Ugolino, les touches sur le panneau de la collection Lehman accusant une dureté et une linéarité absentes de l'autre oeuvre. Le Saint Pierre de Brolio, ainsi que celui de San Casciano s'en rapprochent encore davantage. La conclusion est inéluctable: le Saint Matthieu de la collection Lehman et la Sainte Anne de la Galerie nationale faisaient jadis partie du même retable, réalisé quelque temps après le pentaptyque de Brolio dans le Chianti et avant les trois panneaux de San Casciano.

Est-il possible d'être plus précis? L'église de la Miséricorde à San Casciano, anciennement Santa Maria al Prato, aurait été fondée par les dominicains de Santa Maria Novella à Florence, en 1335. On en a déduit que les trois peintures d'Ugolino y avaient été transférées de la maison mère puisque d'une part, il est douteux que le peintre ait pu être actif si tard et que d'autre part, Vasari affirme avoir vu un retable d'Ugolino à Santa Maria Novella. (30) Toutefois, toujours d'après Vasari, la mort d'Ugolino n'est survenue qu'en 1339, (31) et les panneaux de San Casciano comptent parmi ses dernières oeuvres. Évidemment, comme chacun sait, on peut douter des affirmations de Vasari en la matière, mais on a d'autres bonnes raisons de croire que ces panneaux se situent dans la quatrième décennie, ce qui permet de confirmer la date présumée de la mort d'Ugolino et de dater, par déduction, la Sainte Anne de la Galerie nationale.

Sur la chaire de San Casciano se trouve un relief de marbre représentant l'Annonciation et réalisé par Giovanni di Balduccio, sculpteur pisan qui a exercé son art à Florence vers 1330. Peu après 1339, il quitte Florence pour Milan où il sculpte le tombeau de saint Pierre martyr à Sant'Eustorgio; sur cette oeuvre est inscrite l'année en question. Parmi les oeuvres connues du sculpteur, c'est l'Annonciation qui se rapproche le plus de certains personnages gravés sur la partie supérieure du tombeau de saint Pierre martyr; ainsi, on pourrait conclure que cette oeuvre a été réalisée immédiatement avant son départ pour Milan, probablement vers 1335. (32) On trouve aussi dans l'église de la Miséricorde à San Casciano un Crucifix peint par Simone Martini et ses assistants dont on peut raisonnablement situer la création vers 1335. Le plus proche pendant que l'on puisse trouver dans toute l'oeuvre de Simone est constitué par les trois saints qui appartiennent maintenant au Fitzwilliam Museum de Cambridge, auxquels on a récemment et pertinemment attribué une date légèrement antérieure au départ du peintre pour Avignon en 1336. (33)

Si l'on examine la carrière d'Ugolino dans son ensemble, on peut déduire que ses panneaux datent peut-être de la même année. Deux de ses tout premiers retables figurent saint Louis de Toulouse et doivent par conséquent avoir été peints après sa canonisation survenue en 1317. L'une de ces deux oeuvres est le polyptyque de la collection Clark maintenant conservé à Williamstown. Les autres oeuvres sont aujourd'hui incomplètes, mais le panneau représentant saint Louis (maintenant au California Palace of the Legion of Honor de San Francisco) (34) est sans aucun doute antérieur à son pendant du polyptyque de la collection Clark. Si, comme il est probable, le Saint Louis a été exécuté vers 1320, le polyptyque 39 d'Ugolino, le retable composé des panneaux de Poznan et de la collection Getty, les retables de Santa Croce et de Brolio ont certainement été peints plus tard au cours de cette même décennie ou tout au moins pendant les premières années de la décennie suivante, notamment pour ce qui est du retable de Brolio. Dans ces circonstances, il est très peu probable que les panneaux de San Casciano aient été réalisés bien avant 1335.

On a découvert dans une petite église de province trop de grandes oeuvres d'art presque contemporaines des peintures dont on vient de parler pour que la thèse d'un accident historique soit plausible, d'autant plus que les oeuvres en question remontent à la date présumée de la fondation de l'église. Il serait plus raisonnable de conclure que ces oeuvres se sont inscrites dans une campagne de décoration, probablement de 1334 à 1336, que de supposer qu'elles ont été transportées pièce par pièce dans cette église. La présence du donateur agenouillé aux pieds de la Vierge d'Ugolino corrobore cette hypothèse, qui nous permettra peut-être un jour de déterminer l'identité de ce donateur.

Si l'on peut attribuer à Sainte Anne et la Vierge enfant de la Galerie nationale d'Ottawa une date légèrement antérieure à 1335 et ultérieure à 1330, ce qui semble vraisemblable, l'oeuvre prend une très grande importance dans l'histoire de l'art siennois. On pense en général que l'influence de Duccio sur la peinture italienne s'est arrêtée en 1320. On considère que Simone Martini, ainsi que Pietro et Ambrogio Lorenzetti ont totalement dominé la peinture siennoise pendant les trente années subséquentes, leurs disciplines ayant pris la relève pour les décennies suivantes. La Sainte Anne de la Galerie nationale témoigne de la survie d'une tradition plus ancienne et moins innovatrice, au coeur d'une époque où on la donne pour agonisante. En outre, l'étonnante qualité du tableau atteste de la vitalité de cette tradition.

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