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Ugolino di Nerio: Sainte Anne et la
Vierge enfant
par Laurence B. Kanter
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La Madone de la
collection Tadini et le triptyque de San Giovanni d'Asso
constituent les pôles de l'évolution stylistique d'Ugolino. Où,
dans ce long cheminement, se situe la Sainte Anne de la
Galerie nationale? Les visages arrondis de la mère et de la
fillette, les boucles stylisées de la chevelure ainsi que la robe
aux motifs compliqués de la Vierge ne peuvent avoir été peints
qu'après la Madone de Brolio; en effet, l'Enfant Jésus a la
même pose que la Vierge: jambes croisées et main droite tendue
vers le voile maternel. La seule différence est que la Vierge
enfant regarde vers la droite du tableau et ramène le bras gauche
davantage sur son corps que l'Enfant Jésus. (28) Sainte Anne, en pied,
se rapproche beaucoup des Madones de Brolio et de San Casciano, dont
elle adopte la posture. En outre, son auréole est décorée d'un
motif presque identique à celui de la Madone de San Casciano;
enfin, les panneaux de San Casciano et de la Galerie nationale sont,
à une exception près, les seules peintures d'Ugolino où l'on
trouve des bords et des auréoles décorés au moyen de poinçons.
L'exception en question est un buste de saint Matthieu appartenant
à la collection Robert Lehman et actuellement conservé au
Metropolitan Museum of Art de New York. (29) Ce panneau (fig. 14) est
coupé aux quatre côtés, mais des fragments de la moulure
originale subsistent au coin supérieur gauche et, légèrement
visibles sous les parties récemment redorées, au coin supérieur
droit. La courbure basse de cette moulure révèle que le panneau se
terminait jadis par un arc trilobé, tout comme la Sainte Anne de
la Galerie. Les marques de poinçon encore clairement visibles sur
la partie supérieure gauche du panneau de la collection Lehman
correspondent exactement aux décorations ornant les côtés du
panneau de la Galerie nationale; en outre, les motifs décorant les
auréoles gravées de la Vierge enfant et de saint Matthieu, bien
que réalisés au moyen d'outils différents, rappellent cette même
oeuvre d'Ugolino. À en juger par les angles des fragments de
moulures des deux oeuvres, la hauteur originale du panneau de la
collection Lehman pouvait atteindre environ 66 cm et la largeur de
40 à 42 cm; le panneau de la Galerie nationale, quant à lui,
pouvait mesurer environ 88 cm de haut et de 52 à 54 cm de large. La
proportion entre ces deux panneaux devait par conséquent
correspondre à celle entre le panneau central et le panneau latéral
d'un grand nombre d'autres retables siennois. En outre, il semble
que Saint Matthieu et Sainte Anne aient été peints
à peu près à la même époque. Des ressemblances entre la
physionomie de l'Évangéliste du polyptyque de Brolio et celle de
saint Matthieu, laissent supposer qu'ils ont pu être peints à la même
époque. Toutefois, le premier a manifestement été réalisé par
un assistant d'Ugolino, les touches sur le panneau de la collection
Lehman accusant une dureté et une linéarité absentes de l'autre
oeuvre. Le Saint Pierre de Brolio, ainsi que celui de San
Casciano s'en rapprochent encore davantage. La conclusion est inéluctable:
le Saint Matthieu de la collection Lehman et la Sainte
Anne de la Galerie nationale faisaient jadis partie du même
retable, réalisé quelque temps après le pentaptyque de Brolio
dans le Chianti et avant les trois panneaux de San Casciano.
Est-il possible d'être plus précis? L'église de la Miséricorde
à San Casciano, anciennement Santa Maria al Prato, aurait été
fondée par les dominicains de Santa Maria Novella à Florence, en
1335. On en a déduit que les trois peintures d'Ugolino y avaient été
transférées de la maison mère puisque d'une part, il est douteux
que le peintre ait pu être actif si tard et que d'autre part,
Vasari affirme avoir vu un retable d'Ugolino à Santa Maria Novella.
(30) Toutefois, toujours d'après Vasari, la mort d'Ugolino
n'est survenue qu'en 1339, (31) et les panneaux de San Casciano
comptent parmi ses dernières oeuvres. Évidemment, comme chacun
sait, on peut douter des affirmations de Vasari en la matière, mais
on a d'autres bonnes raisons de croire que ces panneaux se situent
dans la quatrième décennie, ce qui permet de confirmer la date présumée
de la mort d'Ugolino et de dater, par déduction, la Sainte Anne de
la Galerie nationale.
Sur la chaire de San Casciano se trouve un relief de marbre représentant
l'Annonciation et réalisé par Giovanni di Balduccio,
sculpteur pisan qui a exercé son art à Florence vers 1330. Peu après
1339, il quitte Florence pour Milan où il sculpte le tombeau de
saint Pierre martyr à Sant'Eustorgio; sur cette oeuvre est inscrite
l'année en question. Parmi les oeuvres connues du sculpteur, c'est l'Annonciation
qui se rapproche le plus de certains
personnages gravés sur la partie supérieure du tombeau de saint
Pierre martyr; ainsi, on pourrait conclure que cette oeuvre a été
réalisée immédiatement avant son départ pour Milan, probablement
vers 1335. (32) On trouve aussi dans l'église de la Miséricorde à
San Casciano un Crucifix peint par Simone Martini et ses
assistants dont on peut raisonnablement situer la création vers
1335. Le plus proche pendant que l'on puisse trouver dans toute
l'oeuvre de Simone est constitué par les trois saints qui
appartiennent maintenant au Fitzwilliam Museum de Cambridge,
auxquels on a récemment et pertinemment attribué une date légèrement
antérieure au départ du peintre pour Avignon en 1336. (33)
Si l'on examine la carrière d'Ugolino dans son ensemble, on peut déduire
que ses panneaux datent peut-être de la même année. Deux de ses
tout premiers retables figurent saint Louis de Toulouse et doivent
par conséquent avoir été peints après sa canonisation survenue
en 1317. L'une de ces deux oeuvres est le polyptyque de la
collection Clark maintenant conservé à Williamstown. Les autres
oeuvres sont aujourd'hui incomplètes, mais le panneau représentant
saint Louis (maintenant au California Palace of the Legion of
Honor de San Francisco) (34) est sans aucun doute antérieur à son
pendant du polyptyque de la collection Clark. Si, comme il est
probable, le Saint Louis a été exécuté vers 1320, le
polyptyque 39 d'Ugolino, le retable composé des panneaux de Poznan
et de la collection Getty, les retables de Santa Croce et de Brolio
ont certainement été peints plus tard au cours de cette même
décennie ou tout au moins pendant les premières années de la
décennie suivante, notamment pour ce qui est du retable de Brolio. Dans ces circonstances, il est très peu probable que les
panneaux
de San Casciano aient été réalisés bien avant 1335.
On a découvert dans une petite église de province trop de grandes
oeuvres d'art presque contemporaines des peintures dont on vient de
parler pour que la thèse d'un accident historique soit plausible,
d'autant plus que les oeuvres en question remontent à la date présumée
de la fondation de l'église. Il serait plus raisonnable de conclure
que ces oeuvres se sont inscrites dans une campagne de décoration,
probablement de 1334 à 1336, que de supposer qu'elles ont été
transportées pièce par pièce dans cette église. La présence du
donateur agenouillé aux pieds de la Vierge d'Ugolino corrobore
cette hypothèse, qui nous permettra peut-être un jour de déterminer
l'identité de ce donateur.
Si l'on peut attribuer à Sainte Anne et la Vierge enfant de
la Galerie nationale d'Ottawa une date légèrement antérieure à
1335 et ultérieure à 1330, ce qui semble vraisemblable, l'oeuvre
prend une très grande importance dans l'histoire de l'art siennois. On pense en général que l'influence de Duccio sur la
peinture italienne s'est arrêtée en 1320. On considère que Simone
Martini, ainsi que Pietro et Ambrogio Lorenzetti ont totalement
dominé la peinture siennoise pendant les trente années subséquentes,
leurs disciplines ayant pris la relève pour les décennies
suivantes. La Sainte Anne de la Galerie nationale témoigne
de la survie d'une tradition plus ancienne et moins innovatrice, au
coeur d'une époque où on la donne pour agonisante. En outre, l'étonnante
qualité du tableau atteste de la vitalité de cette tradition.
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