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Le berger Paris de Jean-Germain Drouais
par John D. Bandiera
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Que doit-on en conclure? À ce stade, on ne peut
que formuler des hypothèses. Une possibilité fascinante
est que Le berger Pâris soit la première des académies
exécutées par Drouais à Rome, une oeuvre qui reflète
ses études de paysage et de la statuaire classique. Il décida
de ne pas présenter cette oeuvre à l'exposition annuelle
d'août 1785 parce qu'il préférait vraisemblablement
en exposer une qui fût plus conforme à la lettre et à
l'esprit du néo-classicisme davidien. Comme il restait peu de temps
avant l'échéance, il commença le Gladiateur assis
de Rouen que certains dessins relient au Berger Pâris et
qui en conserve certains caractères tels que la musculature harmonieuse et la position à demi couchée. L'académie de
Rouen avec ses éléments « héroïques »
(lauriers, épée et casque), son sarcophage de pierre et
son cadre sombre évoquant l'intérieur d'une caverne est plus
austère que le tableau d'Ottawa, mais Drouais n'en était
toujours pas satisfait et l'échéance approchant, il abandonna
ce projet. Il entreprit alors et acheva la troisième académie
de la série, l'Athlète mourant, oeuvre qui conjugue
la sévérité de la forme, l'exactitude archéologique
et une plus grande concentration expressive et morale. Cette image d'orgueil
farouche et de défi dans un cadre romain austère indique
clairement l'effet de sa collaboration au Serment des Horaces. (33) (Cela explique également le mécontentement croissant du
peintre envers le milieu académique établi auquel il reprochait
d'être hostile à David et à son style révolutionnaire.)
On peut donc considérer Le berger Pâris comme
l'effort de Drouais pour incorporer son étude encyclopédique
de l'art romain dans une oeuvre conforme aux normes conventionnelles
de la formation académique. Le tableau de Rouen représente
une phase de transition conduisant à la cristallisation complète
(au point de vue du style, du contenu politique et de l'iconographie)
de l'art de Drouais dans l'Athlète mourant. Envisagé
dans ce nouveau contexte, Le berger Pâris reprend sa place
naturelle (et logique) dans l'évolution de l'art de Drouais en
1784-1785.
Le berger Pâris fut exécuté au début du séjour
de Drouais, à Rome, à une époque où le peintre
était possédé par le goût de la découverte
et désirait vivement faire des expériences à l'aide
d'une nouvelle série de modèles variés. Cela est manifeste dans le dessin 147 de
l'Album
Drouais, qui est
probablement
une étude préliminaire du Berger Pâris. Cette
étude est aussi proche de l'oeuvre achevée que d'autres
études préliminaires de l'Album Drouais le sont
des académies correspondantes. Ce dessin s'inspire d'un certain
nombre de sources, l'une desquelles est assurément le Mercure
apportant la pomme d'or â Pâris (fig. 11) d'Annibale Carrache,
au palais Farnèse. Drouais s'intéressait à l'oeuvre
de Carrache (l'Album Drouais contient deux dessins [89 et 107]
d'après Annibale) et connaissait certainement les fresques du palais
Farnèse. L'influence
d'Annibale se dénote dans le traitement du personnage drapé
que l'on voit assis le bras tendu, et dans l'absence du bonnet phrygien
(les coiffures sont également assez semblables). Dans le tableau,
le lien avec Annibale ressort clairement par des détails tels que
la courroie que Pâris porte sur la poitrine (ce détail n'apparaît
dans aucune des sources classiques) et par le pied de Pâris reposant
sur le bout recourbé de la houlette de berger. Tout aussi significative
est la composition du paysage: vaste massif d'arbres à gauche,
massif plus petit à droite et vue sur l'horizon entre les deux.
La facture rude et lâche des arbres et du ciel dans Le berger
Pâris rappelle également la technique des fresques.
Aux sources baroques, il faut ajouter les sources classiques.
L'une des plus importantes est Ganymède (fig.12), sculpture qui fut
exposée avec succès lorsque Drouais était à
Rome. (34) Comme dans Le berger Pâris, le personnage est représenté
les jambes croisses, appuyé contre un arbre, tenant un bâton
de berger à l'intérieur du coude, et portant un bonnet phrygien.
Dans les deux oeuvres, la main droite est tendue et tient un objet. On
note également une ressemblance dans les proportions du corps
et dans la définition de la musculature du torse et des jambes.
Il est fort probable que Drouais avait étudié
des statues de l'antiquité classique représentant le berger
Pâris. Il est possible qu'une de ces statues (fig.13), qui se trouve
également au Pio Clementino, servit de modèle au peintre.
Pâris est représenté assis et, comme le Pâris
du musée d'Ottawa, il tient la pomme d'or dans sa main droite tendue
devant lui. Les traits du visage, le profil et la position de la tête
sont très semblables dans les deux oeuvres.
Il convient également de noter que la figure de
Pâris peinte par Drouais possède, dans une large mesure, un
caractère générique dont on reconnaît aisément
les origines classiques. Les représentations antiques du berger
Pâris le montrent généralement debout les jambes
croisées, tenant un bâton et appuyé contre un arbre. (35) Il porte toujours le bonnet phrygien associé à certaines
régions d'Orient, en l'occurence le versant du mont Ida (dans la
Turquie actuelle), et une expression mélancolique est habituellement
inscrite sur son visage. Les traits de cette représentation furent
repris aux XVIIIe et XIXe siècles sans déviation appréciable
de la formule héritée des prototypes classiques. Cette tradition
se manifeste dans Figure d'étude représentant un Pâris
(fig.14), oeuvre qui s'apparente étroitement au Berger Pâris
de Drouais. (36) Gautherot était un condisciple de Drouais dans
l'atelier de David et cette oeuvre se rapproche beaucoup par l'esprit de
l'académie de Drouais. L'attitude est très semblable (en
particulier la position des jambes) et la grande différence entre
les deux est que dans l'oeuvre de Gautherot, le bras droit de Pâris
retombe le long du corps et que le berger est appuyé sur un coude.
(Gautherot s'écarte également de la tradition en représentant
son personnage appuyé sur un bloc de pierre plutôt que sur
une souche d'arbre.) En dépit des différences qui existent
entre ces deux oeuvres, il est clair que les deux artistes connaissaient
les modèles classiques de ce type de personnage et qu'aucun des
deux ne s'est distingué par une interprétation radicalement
nouvelle de ce sujet.
Le berger Pâris représente donc un
épisode conservateur dans la période romaine de Drouais.
Malgré cela, son originalité est évidente. La façon
dont le paysage et le personnage sont mis en rapport rappelle fortement
certains portraits aristocratiques de Van Dyck. Cette ressemblance est
évidente dans la position de la figure allongée (vue d'un
point situé relativement bas) dans un espace peu profond devant
un paysage naturaliste de facture lâche. Bien qu'il soit impossible
d'établir une influence directe de Van Dyck sur Drouais, l'ambiance
« nordique » du Berger Pâris est un autre aspect fascinant
de cette oeuvre.
La diversité des influences, du classique au baroque,
qui se dénote dans Le berger Pâris donne à penser
qu'il s'agit d'une oeuvre d'exploration et, dans une certaine mesure, d'une
oeuvre expérimentale. C'est également l'oeuvre d'un étudiant,
au plein sens du mot. On doit toutefois se rappeler que Drouais aimait
combiner et modifier considérablement ses sources et ajouter son
empreinte personnelle aux traditions établies. (37) Nous avons voulu présenter dans cette étude de bons arguments
détaillés étayant l'attribution du Berger Pâris à
Jean-Germain Drouais. Les nombreuses ressemblances stylistiques à d'autres
académies et les preuves relevées dans l'Album Drouais
renforcent considérablement cette hypothèse et il est
maintenant permis d'afflfmer avec une certitude raisonnable que le Berger
Pâris est l'oeuvre de Drouais et qu'elle est la première
académie qu'il exécuta à Rome (en 1784 ou au début
de 1785). Il convient en outre d'ajouter que cette paternité n'est
pas aussi absurde que certains peuvent le croire. Elle correspond à
l'ambition qu'avait Drouais d'atteindre dans ses académies une profondeur
émotionnelle égale à celle de ses peintures historiques.
Elle s'accorde également avec la grande souplesse et l'universalité
de l'approche que Drouais manifestait à l'égard des modèles
et des sources stylistiques, et elle reflète son étude enthousiaste
de l'art romain dans toute sa richesse et sa diversité.
Étant donné la rareté des peintures achevées
de Jean-Germain Drouais, la découverte d'une nouvelle oeuvre doit
être considérée comme un événement de
première importance. Le berger Pâris contredit le
jugement traditionnel que les experts portent sur Drouais et nous fait
voir le côté plus lyrique et idéaliste de son tempérament.
C'est également un beau tableau qui peut être apprécié
pour sa valeur artistique et picturale. C'est donc à tous égards
une oeuvre spéciale qui vient s'ajouter à la collection de
la Galerie nationale du Canada.
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