L'amiral du brouillard (suite)
Puis ce fut deux, puis trois, puis huit, puis
quinze; on eût dit que la flotte anglaise faisait le
siège de ces cayes moutonneuses.
Bientôt un immense cri de détresse
s'éleva et domina toutes ces détonations; il
fut suivi d'un éclat de foudre et alors les gens de
l'Edgar virent ce que n'avait jamais vu l'oeil humain.
Une gerbe éblouissante sortit du fleuve.
La colonne de feu monta dans les airs, luttant de force avec
l'ouragan qui cherchait à l'empoigner et, dans sa lutte
échevelée, l'immense ruban rouge éclaira
en serpentant le plus grand tableau d'horreur que puisse présenter
la mer.
Aussi loin que la vue portait, le Saint-Laurent
était rouge d'uniformes anglais. Partout des têtes
humaines et vivantes se heurtaient contre des fronts morts
et des centaines de nageurs cherchaient à se délier
de tout un monde de cadavres qui, insoucieux, dansaient sur
la crête des vagues.
Au loin, sur l'île aux Oeufs, huit frégates
éventrées recevaient dans leurs coques ébarouies
les lames qui venaient s'y engouffrer et cette gerbe miroitante,
qui courait se perdre dans les replis de la tempête,
était tout ce qui restait du vaisseau-poudrière.
Un cri rauque sortit de la chambre du commandant
et un homme en robe de chambre et en pantoufles s'élança
sur la dunette de l'Edgar en criant : « Le Léopard!
Qu'est devenu le Léopard? »
C'était l'amiral Walker.
Hélas! Le Léopard était
émietté comme les autres sur les terribles crans
de l'île et, ce qui est pénible à dire,
à son bord se trouvait Miss Routh, la fiancée
du commandant.
Le pauvre amiral, resté en face de
sa fiancée et de sa flotte perdue, pleurait à
chaudes larmes et si le père Paradis eût entendu
ses sanglots une demi-heure auparavant, il n'aurait pas jeté
l'Anglais à la côte d'une main aussi ferme. Mais
avant on se doit à son pays et il n'y a pas de fiancée
qui tienne lorsqu'on se prend à songer à tout
le mal et à toute la misère que ces gros vaisseaux
de guerre pouvaient importer dans la patrie.
Le vieux capitaine se frotta les mains en
se disant qu'il avait bien fait. Il était devenu grand
devant son pays et devant son Dieu.
L'amiral pleura toutes ses larmes en cinq
minutes, car une fois son désastre bien constaté,
il se tourna flegmatiquement vers le capitaine et lui dit
froidement :
« Monsieur, je vous avais donné
le choix entre la barre ou la drisse de mon hunier. Vous serez
satisfait de moi, vous aurez les deux. »
« A hoy! Lieutenant, faites monter le
capitaine d'armes. »
« Brown, mettez vos fers les plus solides
à ce gaillard-là et faites-le déposer
à fond de cale en attendant que justice se fasse. »
Ce qui fut ordonné fut fait. Pendant
six longues semaines, le père Paradis, enchaîné
comme un coupe-jarret, ne vit ni ciel ni jour, comme dit la
chanson.
De temps à autre, le geôlier,
en lui jetant sa pitance, lui donnait par-ci par-là
quelques nouvelles. C'est ainsi qu'il
apprit comment Walker s'était fiancé à
Miss Routh. Le soir même d'un bal donné chez
la reine Anne d'Angleterre, un lord quelconque lui avait remis
son brevet d'amiral avec ordre de partir la nuit même
pour Boston. De grand matin, le nouveau commandant s'était
rendu au port d'embarquement et là, pour éviter
les soupçons, il avait mit sa fiancée à
bord du Léopard, bien décidé à
se marier devant tout l'état-major de son escadre le
jour où la prise de Québec aurait fait tomber
tout le Canada sous la domination anglaise. Mais, hélas!
Le bras de fer du vieux Paradis avait éparpillé
tous ces rêves et maintenant la fiancée de l'amiral
dormait dans les sables de la côte du Labrador, en face
de l'île aux Oeufs, ayant trois mille cadavres anglais
pour monter la garde autour de son cercueil virginal.
Tout avait été perdu dans la
catastrophe et les quelques bâtiments chargés
de blessés et de survivants n'avaient pu même
remporter le lourd trésor de la flotte que le geôlier
ébahi avait vu enterrer sur l'île au milieu d'un
morne qui, d'après ses calculs ne devait pas être
loin de l'endroit nommé aujourd'hui la Pointe-aux-Anglais.
Ces causeries aidaient à tuer le temps, en attendant
qu'à son tour le temps s'en vînt tuer le capitaine,
lorsqu'un beau jour un choc infernal ébranla la cale
où il gisait. Il perdit connaissance et, à quelques
jours de là, il se retrouvait dans une maisonnette
bâtie sur les bords de la Tamise. Tout ensanglanté,
il avait été ramassé sur le rivage par
de pauvres pêcheurs de l'endroit qui, le voyant à
l'article de la mort, l'avaient porté jusque-là.
Le pauvre amiral Walker n'avait pas eu de
chance, paraît-il. En revoyant les côtes de son
pays, il avait involontairement songé à la réception
que lui ferait la reine Anne et, prenant une résolution
bien triste pour tout son monde à bord, il s'en était
allé mettre un tison dans les poudres de la sainte-barbe
et s'était fait sauter. Le capitaine Paradis et une
couple de matelots furent seuls sauvés.
Son bonheur ne le quitta pas; il parvint à
passer en France et à trouver là le commandement
d'un vaisseau, l'Espérance de Nantes, en partance pour
le pays. La traversée fut heureuse et, chose extraordinaire
à cette saison avancée, il ne rencontra aucune
brume sur les bancs de Terre-Neuve.
Ce navire filait comme s'il eût été
béni par le pape et déjà était
arrivé à la hauteur des Sept-Îles lorsqu'une
accalmie se fit et le capitaine se trouva saisi par le brouillard
qui le força à rester stationnaire.
Debout sur son banc de quart, l'oreille et
l'oeil au guet, il cherchait à interroger ce vague
gris qui absorbait l'horizon. Peut-être songeait-il
à l'Anglais lorsque tout à coup il entrevit
la silhouette d'un vaisseau. Puis ils furent deux, puis huit,
puis vingt qui s'avançaient à travers l'impénétrable
banc de brume.
Le père Paradis croyait rêver
et pourtant, c'est horrible mais il n'y avait pas à
douter, c'était l'Edgard qui glissait silencieusement
sur le flot, suivi de son convoi. À mesure qu'ils filaient,
le brouillard semblait suivre leur sillage et bientôt,
à l'exception de l'Edgard et de quelques autres, tous
doublèrent la Pointe-aux-Anglais, entrèrent
dans la passe et allèrent s'évanouir sur les
récifs de lîle aux Oeufs. C'était
Walker.
Depuis, chaque fois que sur le golfe la brume
s'étend froide et serrée, l'amiral du brouillard
revient croiser en ces parages. Il s'en va baiser au front
sa blanche fiancé, et derrière lui voguent les
vaisseaux surpris par la brume dans ces endroits désolés.
Sans que les matelots le sachent, il les entraîne
à sa suite, et, chaque année, les nombreux et
terribles naufragés de l'île aux Oeufs et de
ses environs montrent, que le triste cortège ne fait
jamais défaut à celui qui honteux de son entreprise
sacrilège contre notre pays, n'aime plus à voguer
maintenant que dans le silence et par les ténèbres.
Contes et récits (À
la Brunante - À la Veillée)
Faucher de Saint-Maurice Montréal.
Université de Moncton, Centre d'études acadiennes,
Fonds Catherine-Jolicoeur, 63.008
Retour
au début de l'histoire
|