L'amiral du brouillard
« Le Neptune », navire du père
Paradis, boulinait son brin de chemin vers Québec quand
une belle nuit il se trouva au milieu d'une flotte de quatre-vingts
vaisseaux.
Le vieux marin se gratta l'oreille, arpenta
fiévreusement son banc de quart et ajusta sa lunette.
Mais il n'y avait pas à tortiller : Le Neptune nageait
au milieu de vaisseaux anglais et force lui fallut de baisser
son pavillon.
On fit un bon feu dans les faux-ponts du pauvre
navire canadien, et, une demi-heure après, le captaine
Paradis, tristement accoudé sur le bastingage anglais,
regardait brûler sa petite fortune pendant que sous
lui louvoyait tranquillement « l'Edgar », vaisseau
amiral de soixante-dix canons commandé par l'amiral
Walker. C'était triste, mais il fallait digérer
ce malheur sans rien dire car derrière l'Edgar filaient
les soixante-dix-neuf gros vaisseaux de ligne de l'ennemi.
Que faire en pareil cas? Se tenir tranquille?
C'était bien l'avis du capitaine Paradis. Ah! C'était
un rude pilote, qui connaissait le fond de son Saint-Laurent
sur le bout du doigt. À un cheveu près, il savait
où gisaient le moindre récif, le plus petit
banc de sable, les cayes les plus inoffensives et, comme cette
réputation-là n'était pas volée,
elle s'était répandue parmi les Bostonnais,
qui virent dans cette capture une cause providentielle.
À bord, on le nourrit bien; on le régala
même. Il avait un beau cadre pour dormir; bref on le
traitait comme un véritable officier. Mais toutes ces
attentions passaient sur la rude écorce de Paradis
sans la rendre plus flexible.
Pour âme au monde il n'aurait voulu
toucher à la barre du gouvernail, car avant d'être
marin, il était Canadien-Français. Tout avait
été mis en oeuvre pour venir à bout de
cette volonté de fer sans pouvoir la mordre et, tout
en discutant, à force de suivre la vague, on se trouvait
déjà par le travers de l'île aux Oeufs.
On était alors au 22 août 1711.
L'Edgar, immobile sur le flot, semblait dormir, repu de toute
cette ferraille qu'il s'en allait vomir sur notre pauvre ville
de Québec.
Le capitaine Paradis, aussi calme et aussi
tranquille, fixait son oeil terne et mélancolique sur
un petit nuage blanc qui ne bougeait pas au fond du firmament.
Tout à coup, le flocon blanchâtre
fit un léger mouvement dans la direction sud.
Un éclair passa dans le regard du prisonnier,
mais pas un muscle ne broncha.
En ce moment, l'amiral Walker, en robe de
chambre, en pantoufles et sa longue-vue sous le bras, tapa
familièrement sur l'épaule du père Paradis.
« Eh bien capitaine, nous tenons le
beau temps; votre présence à mon bord me porte
chance et si ce petit vent continue à fraîchir,
j'espère pouvoir jeter l'ancre bientôt devant
votre vieux Québec. Qu'en dites-vous? »
« Monsieur l'amiral, il s'est perdu
plus d'une ancre en face du cap Diamant. »
« Bah! Bah! Patriotisme creux que toutes
ces phrases, capitaine. Et si j'ai bonne mémoire, un
de mes prédécesseurs, Kertk, n'a rien perdu
là, puisqu'il a tout pris. »
« C'est vrai, cela, monsieur l'amiral,
mais il y allait avec précaution, votre prédécesseur
Kertk. Il a dû s'y prendre en deux fois et cela à
douze bons mois de distance avant de pouvoir s'ancrer solidement
par chez nous. »
« Malin que vous faites! Vous savez
bien pourtant que Kertk n'avait pas à son bord un pilote
expérimenté comme M. Paradis, ex-capitaine du
Neptune. Est-ce aujourd'hui que vous daignerez condescendre
à prendre la barre, capitaine? »
«Je suis votre prisonnier, monsieur
l'amiral, et non pas votre pilote.»
À mesure qu'ils parlaient, le vent fraîchissait;
il s'était déclaré franc Sud et dans
le lointain commençaient à se dessiner les Sept-Îles.
L'Edgar, ployé sous ses voiles que l'on venait de hisser
sur un ordre de l'amiral, filait à la diable, serré
de près par son nombreux convoi.
Les matelots chantaient gaiement en tirant
sur les poulies, les vergues craquaient sous le poids de la
toile qui se gonflait. Mais, dans son coin, l'oeil du capitaine
Paradis lançait toujours ses éclairs fauves.
Au-dessus de tout cela, la nuit arrivait à
tire-d'aile et promettait une fière course à
l'Anglais, lorsque tout à coup une voix se fit entendre
à l'avant :
« Ahoy! Des brisants à tribord!
»
« Lof pour lof !», hurla l'amiral
en se rapprochant de Paradis.
La frégate, soumise au gouvernail,
fit tête au vent pendant que l'amiral Walker disait
à son prisonnier :
« Capitaine, il y va de notre vie à
tous; choisissez entre la barre ou le bout de la grande vergue.
»
Jean Paradis eut un nouvel éclair,
mais il reprit d'une voix lente :
« Je vois bien qu'il est inutile pour un Canadien-Français
de vous résister. Je capitule, monsieur l'amiral, et,
sauf le respect que je vous dois, je prends pour deux heures
le commandement du vaisseau. Sur mon âme, il ne lui
arrivera rien. Faites carguer les voiles, ne laissez que la
toile des huniers ainsi que la misaine et dites-Ieur ça
en anglais. »
Un silence de mort régnait à
bord; on n'entendait que les hurlements de la tempête
qui arrivait dans le lointain et les bruits de la manoeuvre
commandée par le capitaine.
L'Edgar, docile à la moindre pression
de la rude main du Canadien, se cabrait comme un cheval que
I'on dompte. Le long des sabords, on voyait filer les lueurs
de Ia mer qui, étincelante, se brisait à quelques
encablures de là sur les récifs et déjà
l'Île aux Oeufs était dépassée
lorsqu'un coup de canon se fit entendre à l'arrière.
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