|
|
- Cette décision concerne trois requêtes présentées respectivement aux noms de Jean S. Brault, Paul Coffin et Joseph Charles Guité, qui font tous trois l'objet d'une mise en accusation directe du procureur général du Québec pour de multiples accusations de fraude et de conspiration en vertu du Code criminel. Leurs procès doivent débuter le 2 mai 2005 devant des tribunaux composés d'un juge de la Cour supérieure du Québec et d'un jury, et devraient durer de quatre à six semaines. Entre-temps, ils ont été cités à comparaître devant cette Commission afin de témoigner sur les questions relevant de son mandat. Dans leurs requêtes, ils demandent que leurs témoignages fassent l'objet d'une ordonnance de non-publication jusqu'à la fin de leurs procès criminels.
- L'expression " non-publication " utilisée dans cette décision désigne une interdiction de publication au sens du paragraphe 486(4.9) du Code criminel qui prévoit qu'il " est interdit à quiconque de publier ou de diffuser... tout élément de preuve, renseignement ou observation présentés lors d'une audience ", c'est-à-dire, ici, une audience de la Commission. Mon interprétation de cette disposition est que " diffuser " désigne également toute diffusion par Internet.
- Le mot " diffuser " signifie " diffuser au public "; ainsi, une interdiction de publication n'empêcherait pas un télédiffuseur tel que CPAC de continuer à capter les images et le son de l'enquête de la Commission, et de les transmettre à la salle des médias et aux autres destinations internes, comme cela se fait présentement. La règle 50 des Règles de Procédure et de Pratique ne doit pas être comprise comme interdisant cette pratique.
- Les trois requérants demandent que l'interdiction de publication s'applique non seulement à leurs propres témoignages mais aussi aux témoignages d'autres personnes reliées à leurs chefs d'accusation. Il convient de rappeler que les procureurs de la Commission ont convenu et pris l'engagement dès le début des audiences de ne pas présenter devant la Commission de preuve reliée aux questions faisant l'objet des accusations pénales portées contre les requérants. Cet engagement continuera d'être respecté. Il se peut toutefois que les témoignages des requérants eux-mêmes suscitent d'autres problèmes, concernant par exemple l'impression que des jurés potentiels pourraient en tirer au sujet de leur caractère ou de leur conduite. Je traiterai de cette question un peu plus loin; pour le moment, je me limite à dire, pour des raisons que j'expliquerai ci-après, que je ne suis pas convaincu qu'une interdiction de publication soit justifiée à l'égard de la preuve déposée par des personnes autres que les requérants eux-mêmes.
- Dans les requêtes qu'ils ont formulées par écrit, messieurs Coffin et Guité demandent également le droit de témoigner à huis clos mais, dans leurs représentations orales, aucun argument n'a été présenté pour qu'ils puissent témoigner à huis clos. Je conclus donc qu'ils ont retiré cet aspect de leurs requêtes, ou que cela n'était pas leur véritable objectif.
- Dans la requête présentée au nom de M. Guité, celui-ci propose, comme solution de rechange, que son témoignage devant la Commission soit reporté après son procès criminel. Je n'accéderai pas à cette demande étant donné qu'une interdiction de publication, si elle est accordée, lui donnera une protection équivalente. En outre, le report de son témoignage perturberait la présentation ordonnée de la preuve et retarderait inutilement la fin des audiences de la Commission et la production de son premier rapport, question qui revêt une urgence considérable.
- En conséquence, la seule question dont je reste saisi est de savoir si je devrais interdire la publication des témoignages des requérants et, dans l'affirmative, quelles devraient être la portée et la durée de cette interdiction.
- Les trois requérants soutiennent qu'il leur sera impossible d'obtenir un procès équitable à cause de l'attention que les médias porteront à leur comparution devant la Commission, étant donné que le jury constitué pour les juger aura inévitablement été influencé par cette publicité médiatique. Ils invoquent à cet égard le paragraphe k) du mandat de la Commission qui m'enjoint de " veiller à ce que l'enquête… ne compromette aucune autre enquête ou poursuite en matière criminelle en cours ". Si la conséquence de leurs témoignages devant la Commission était qu'il leur est impossible d'obtenir un procès équitable, disent-ils, j'aurais manqué à ce devoir.
- Les requêtes sont contestées par M. Bantey au nom d'un consortium d'organismes de la presse écrite et électronique. Il affirme que tous les motifs à l'appui de ma décision du 28 octobre 2004 pour refuser d'accorder l'interdiction de publication que M. Guité avait alors demandée restent valides et qu'aucune raison n'a été mise de l'avant ni aucune preuve présentée pour justifier que cette décision soit modifiée. Les avocats de la vérificatrice générale du Canada, du procureur général du Québec et du procureur général du Canada, ainsi que les procureurs de la Commission elle-même, ont tous déclaré dans leurs représentations qu'une interdiction de publication, si elle était envisagée, devrait être de durée et de portée limitées de façon à être conforme aux principes énoncés par le juge en chef Lamer pour la majorité de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Dagenais1, par M. le juge Cory dans l'arrêt Westray2, et par la Cour suprême, à l'unanimité, dans l'arrêt Mentuck.3
- Nous sommes ici en présence d'un cas classique où l'on doit trouver un équilibre entre deux droits protégés par la Constitution : le droit pour le public d'être informé sur les questions qui le concernent, garanti par l'article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés4, et le droit pour tout inculpé d'être jugé de manière impartiale, garanti par le paragraphe 11(d) de la Charte. Il convient de souligner que les citoyens canadiens ont intérêt à ce que ces deux droits soient protégés étant donné que la liberté de la presse est une valeur fondamentale en démocratie et que le droit pour tout inculpé d'être présumé innocent et de ne pas pouvoir être trouvé coupable d'un acte criminel sans avoir subi un procès équitable assure notre protection à tous.
- Je n'ai pas l'intention de répéter en détail ce que j'ai dit dans ma décision du 28 octobre 2004; les raisons que j'ai données alors restent valides, mais je tiens à rappeler que, lorsqu'ils comparaîtront devant la Commission, les requérants ne seront pas interrogés sur des questions reliées aux accusations pénales pour lesquelles ils seront jugés en mai. En conséquence, ils n'ont aucune raison de craindre de s'auto-incriminer. Je tiens également à souligner que c'est avant tout au tribunal qui les jugera qu'appartient la responsabilité fondamentale de leur assurer un procès équitable, et que ce tribunal aura à sa disposition de nombreux moyens pour veiller à ce que les citoyens choisis comme jurés soient impartiaux et capables de juger de la culpabilité ou de l'innocence des inculpés en fonction de la preuve qui sera déposée durant leurs procès et non pas de ce qu'ils auront pu entendre ailleurs.
- Cela dit, je suis obligé de tenir compte de l'intérêt considérable qu'ont suscité les travaux de la Commission dans la population, comme en témoignent leur vaste couverture médiatique et les commentaires dont ils font l'objet. Comme le disait récemment la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Krymowski5, un tribunal peut accepter sans exiger de preuve à l'appui " (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l'objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l'existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l'exactitude est incontestable ".
- À en juger par le nombre de représentants de la presse écrite et électronique présents aux audiences, l'intensité de cette couverture médiatique a augmenté depuis que M. Guité a témoigné la première fois devant moi à Ottawa, en novembre. Les rapports de presse dont j'ai eu connaissance font état d'un degré élevé d'indignation publique à l'égard de certaines révélations faites récemment devant la Commission. Mon expérience judiciaire et le bon sens me portent à croire que ces facteurs rendront probablement plus difficile qu'auparavant la constitution de jurys impartiaux et objectifs.
- Ce problème est aggravé par le fait que les requérants seront appelés à témoigner devant la Commission quelques semaines ou jours seulement avant le début de leurs procès. Il ne sera peut-être pas facile aux jurés potentiels de faire la distinction entre les faits établis en preuve dans les procès criminels et les faits potentiellement préjudiciables révélés lors de leur comparution devant la Commission.
- Malgré ces facteurs, soutient M. Bantey, il devrait être possible, avec un processus de sélection attentif, de choisir des jurés qui n'auront pas suivi la couverture médiatique des travaux de la Commission ou formé d'opinion favorable ou défavorable à l'égard des requérants. De plus, dit-il, les requérants n'ont avancé aucune preuve démontrant que leurs dépositions entacheront de manière irréparable l'impartialité des jurés ou la présomption d'innocence des inculpés.
- Ces arguments souffrent de deux faiblesses inhérentes.
- Premièrement, dans son opinion sur l'affaire Westray, M. le juge Cory n'a pas exclu totalement la nécessité d'interdire la publication dans certains cas, malgré l'efficience et l'efficacité du processus de sélection. Autrement dit, il se peut fort bien que, dans certains cas certes exceptionnels, le bassin de jurés potentiels risque d'être irrémédiablement troublé par l'information diffusée avant le procès criminel.
- Deuxièmement, on ne doit pas sous-estimer le fait qu'il est difficile à un inculpé de démontrer, au moyen d'une preuve admissible, qu'une publicité future lui causera un préjudice irréparable. Je ne vois pas comment on pourrait mesurer à l'avance l'effet que certaines révélations pourraient avoir sur la population, surtout sans savoir ce que seront ces révélations ni dans quelle mesure et comment elles seront diffusées par les médias. Le fardeau de la preuve imposé à la partie demandant une interdiction de publication suppose que l'on connaît déjà de manière assez précise l'ampleur et la nature de la publicité alors que, dans le cas présent, comme les requérants n'ont pas encore témoigné, tout commentaire concernant l'effet éventuellement préjudiciable de leurs dépositions et de la manière dont elles seront diffusées et analysées ne serait que conjecture.
- Selon M. le juge Cory, les audiences d'une enquête publique ne suscitent généralement pas de risque inacceptable en ce qui concerne le droit, protégé par la Charte, pour un inculpé d'avoir un procès impartial, opinion qu'il a exprimée dans les termes suivants :
- Souvent, la publicité dont font l'objet les témoignages rendus à une enquête aura peu d'effet sur les futurs jurés. Il peut s'agir d'un effet passager, qui disparaîtra rapidement. Comme on oublie vite les détails d'un fait d'actualité! Au bout de quelques jours à peine, le souvenir des reportages sur les témoignages entendus dans le cadre de l'enquête se sera estompé, sinon effacé. La probabilité d'un effet préjudiciable sur le droit à un procès équitable peut être très faible en effet; une nouvelle de peu d'importance noyée dans la mer d'informations diffusées quotidiennement par les médias.7
- Ce passage m'a amené à conclure qu'une interdiction de publication ne soit pas justifiée à l'égard de la preuve déposée par des personnes autres que les requérants eux-mêmes.
- Le juge Cory voit cependant la chose différemment quand la preuve présentée lors de l'enquête publique émane de personnes accusées d'actes criminels. Dans ce cas, dit-il, une interdiction de publication peut être nécessaire, comme l'indique le passage suivant :
- Toutefois, la situation est tout autre dans le cas de la publication du témoignage des deux directeurs accusés. De toute évidence, tout ce qu'ils diront aura des répercussions beaucoup plus grandes que le témoignage de nombre d'autres témoins. Il est tout à fait possible que les médias y prêtent beaucoup d'attention et que les futurs jurés s'en souviennent. Pourtant, en tant qu'accusés, les directeurs ne peuvent en aucun cas être contraints de témoigner à leur procès. La publication de leur témoignage à l'enquête pourrait signifier que les futurs jurés ont pu prendre connaissance de témoignages qu'il ne leur serait jamais donné d'entendre au procès. Si l'on y ajoute le fait que ce sont les accusés eux-mêmes qui les auraient rendus, il serait difficile pour les jurés, malgré leurs bonnes intentions et les meilleures directives du juge du procès, de les écarter et de ne pas en tenir compte au moment de délibérer. En ce qui concerne ces témoignages, il existe un risque grave, nettement discernable, que le droit des deux accusés à un procès équitable soit mis en danger.8
- Nonobstant l'engagement pris par les procureurs de la Commission, je considère que l'opinion exprimée dans cette citation s'applique aux audiences actuelles. Une interdiction de publication est nécessaire, à titre de précaution, en ce qui concerne les témoignages des requérants et la preuve présentée durant leurs dépositions afin de prévenir un risque grave du point de vue de la bonne administration de la justice car on ne peut être certain que d'autres solutions raisonnables préviendraient ce risque.
- Comme une interdiction de publication doit être limitée quant à sa durée, sa portée et sa teneur, afin de restreindre le moins possible la liberté de la presse et la liberté d'expression qu'elle représente, je vais imposer une interdiction de publication uniquement jusqu'au moment où, à la fin du procès criminel des requérants, les jurés seront isolés pour entamer leurs délibérations. Entre-temps, après la déposition de chacun des requérants, je serai prêt à entendre les représentations des parties intéressées, y compris des avocats des organes de presse, sur la question de savoir si l'interdiction de publication devrait être immédiatement levée pour tout ou partie de cette déposition, compte tenu de l'effet qu'une telle décision pourrait avoir sur la sélection des jurys dans les procès à venir.
- Par ces motifs, les trois requètes sont accueillies en partie et j'ordonne
- (1) que les témoignages de Jean S. Brault, Paul Coffin et Joseph Charles Guité devant cette Commission d'enquête durant la phase 1B de ses audiences, et toute preuve écrite présentée ou évoquée durant leurs dépositions, ou toute représentation des avocats à cet égard, soient assujettis à une interdiction de publication au sens donné à cette expression au paragraphe 486(4.9) du Code criminel, et que cette interdiction reste en vigueur jusqu'à l'achèvement du procès du témoin concerné devant la Cour supérieure du Québec, c'est-à-dire lorsque le jury est isolé pour entamer ses délibérations, à moins d'ordonnance contraire d'ici là ;
- (2) que j'entendrai à la fin des dépositions de chacun de ces témoins les représentations des avocats des parties intéressées souhaitant demander la suspension immédiate de l'interdiction de publication de la déposition du témoin concerné, pour tout ou partie de celle-ci.
- (3) que nonobstant la règle 50 des Règles de Procédure et de Pratique, le CPAC peut continuer de capter les images et le son de l'enquête de la Commission, et de les transmettre à la salle des médias et aux autres destinations internes, comme cela se fait présentement.
__________________________________________ John H. Gomery, commissaire
Montréal, le 29 mars 2005
|
|