Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 3, 1979-1980

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La Sainte Catherine d'Alexandrie 
de Simone Martini: un retable orviétan
et la théologie mystique de saint Bonaventure

par Joel Brink

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Dans le tableau, l'image du Christ enseignant montrant du doigt le texte sur le rouleau de parchemin est probablement inspirée par le célèbre sermon de saint Bonaventure intitulé Christus unus omnium magister (Le Christ, seul maître de tous). (25) Ce sermon convient particulièrement parce que sa forme et son contenu tripartites sont fondés sur la citation de l'Ecriture que le Christ-Enfant nous enjoint de regarder dans le tableau: « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ». D'après saint Bonaventure, le Christ est le Chemin parce qu'il est le maître de la Foi; il est la Vérité parce qu'il est le maître de la connaissance de la contemplation. Avec le Christ comme Maître, il est donc possible de progresser de la stabilité de la foi à la sérénité de la raison et, ultimement, de vivre l'extase mystique que procure la contemplation. Saint Bonaventure met en relief deux modes de contemplation dans son sermon, soit l'involution (ingressus) et l'évolution (egressus). Selon les mots de saint Bonaventure lui-même, « l'évolution consiste à aller vers le Christ comme Verbe incréé qui est le pain des anges », et « l'évolution consiste à aller vers le Christ comme Verbe incarné. » Le premier mode s'adresse à la divinité du Christ alors que le second s'adresse à son humanité. Pour développer sa pensée sur les modes de contemplation, saint Bonaventure cite le Psalmiste: « Je me rendrai au lieu du merveilleux tabernacle jusqu'à la résidence de Dieu...» « Ce passage se rapporte, dit-il, à la Jérusalem céleste. Nul ne peut entrer en sa contemplation que s'il y est conduit à travers le Verbe incréé qui est le Christ. » Par conséquent, le Pseudo-Denys écrit dans le premier livre de De coelesti hierarchia (I, 1-2):

Élevons nos regards, autant que nous le pouvons, vers les  illuminations des Dits très saints que nous ont transmises nos pères et, dans la mesure de nos forces, initions-nous aux hiérarchies des esprits célestes, que nous ont symboliquement révélées ces Dits...
(N. D. É.: La traduction de ce passage a été tirée de La hiérarchie céleste, M. de Gandillac, Les Éditions du Cerf, Paris, 1970.)

L'involution vers la divinité du Christ et la contemplation des hiérarchies angéliques, résumée dans l'iconographie du retable orviétan, est élaborée dans un autre sermon intitulé ltinerarium mentis in Deum (Itinéraire de l'esprit vers Dieu). (26) Ce sermon passe pour un des chefs-d'oeuvre de théologie mystique de saint Bonaventure. « Notre âme, écrit-il, doit se revêtir, en tant qu'image de Dieu, des trois vertus théologales qui lui procurent purification, illumination et perfection. Par là l'image divine est reformée dans l'âme; celle-ci devient conforme à la Jérusalem d'en haut [...] L'âme doit donc croire, espérer et aimer Jésus-Christ, lui qui est le Verbe incarné, incréé et inspiré, la Voie, la Vérité, et la Vie. » Et saint Bonaventure poursuit, observant:
[Notre esprit] ressemble alors aux neuf choeurs des anges, dont il assume intérieurement tour à tour les fonctions de messager, conseiller, guide, ordinateur, assistant, chef; soutien, révélateur et consécrateur. Ces fonctions correspondent degré par degré aux neuf choeurs des anges: les trois premières concernent dans l'âme humaine la nature, les trois autres l'effort et les trois dernières la grâce. Ainsi pourvue, lorsqu'elle entre en elle-même, l'âme entre dans la Jérusalem céleste où elle peut contempler les ordres angéliques et découvrir que Dieu réside en eux comme agent de toutes leurs actions. De là ce que dit Bernard au pape Eugène: « Dieu aime dans les Séraphins comme charité. Il connaît dans les Chérubins comme vérité. Il siège sur les Trônes comme équité. Il règne dans les Dominations comme majesté. Il gouverne dans les Principautés comme principe. Il protège dans les Puissances comme salut. Il agit dans les Vertus comme force. Il éclaire dans les Archanges comme lumière. Il secourt dans les Anges comme pitié. (27)
De cela, saint Bonaventure conclut que « Dieu est tout en toutes choses », que le Christ, « l'alpha et l'oméga », [...] est aussi le suprême hiérarque qui accomplit la purification, l'illumination et la perfection [...] de l'Eglise entière et de toutes les âmes saintes. » (28)

Au sommet du voyage mystique de l'âme tracé par saint Bonaventure se trouve la hiérarchie suprême de la Trinité, qui est à l'origine de toutes les triples hiérarchies depuis les révélations de l'Ecriture sainte jusqu'à la structure de l'âme humaine et aux choeurs angéliques. Dans la synthèse finale de saint Bonaventure, les Collationes in Hexameron, le Docteur séraphique contemple les trois pesonnes de la Trinité en analogie avec la triple hiérarchie des anges. Dans ce schème, le Père correspond à la plus haute triade d'anges, le Fils à la triade intermédiaire et l'Esprit-Saint à la triade inférieure. Les trônes correspondent au Père en lui-même, les chérubins au Père dans le Fils et les séraphins au Père dans l'Esprit-Saint et ainsi de suite en descendant jusqu'à la première hiérarchie. (29)

Après avoir examiné certains des sermons mystiques de saint Bonaventure, il est peut-être plus facile de percevoir comment la théologie spéculative du Docteur séraphique est résumée dans l'iconographie du retable orviétan. Gardant à l'esprit les structures hiérarchiques trinitaires qui en influencent la forme et le contenu, il est possible de se rendre compte de la manière dont le tableau de Simone Martini fonctionnait comme objet de contemplation au XIVe siècle italien et comment, dans un sens plus large, il fournit aux chercheurs de notre temps un document pictural révélateur sur l'histoire des idées franciscaines. Dans son état originel, le retable doit avoir présenté aux Franciscains d'Orvieto un modèle représentatif vivant du voyage intérieur de l'âme vers Dieu tracé par saint Bonaventure, voyage mystique qui conduisit depuis l'Ecriture jusqu'à la main du Christ-Enfant enseignant, en passant par les hiérarchies angéliques, pour en arriver finalement à l'union avec l'Etre suprême dans les hauteurs célestes du pinacle central. La Sainte Catherine d'Alexandrie d'Ottawa (voir fig. 1) aurait superbement complété ce programme au sens mystique. Personnage favorisé traditionnellement par l'ordre des Franciscains, sainte Catherine était aussi l'épouse céleste du Christ et l'on s'en rappellait en raison de sa sagesse et de son enseignement. En vérité, comme l'écrivait Pétrarque dans son sonnet: « L'opra fu ben di quelle che nel cielo si ponno imaginar...»

Les circonstances historiques précises qui ont déterminé la réalisation de cet important tableau d'autel sont plus difficiles à reconstituer. Cependant, si les Franciscains ont commandé le tabernacle vers 1320 comme cela semble probable, la création du tableau aurait correspondu approximativement avec le centenaire de la naissance de saint Bonaventure commémoré entre 1317 et 1321. (30) Etant donné que saint Bonaventure est né à Bagnorea, petite ville près d'Orvieto, et que l'autre retable de Simone Martini qui se rattache aux Franciscains d'Orvieto (aujourd'hui au Isabella Stewart Gardner Museum de Boston) est également imprégné de l'imagerie de saint Bonaventure, cette fois mettant en relief l'humanité du Christ, on peut envisager avec sérieux la possibilité d'un hommage rendu au Docteur séraphique par ses frères franciscains à l'occasion du centenaire de sa naissance.

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