L'existence n'est ni vide, ni fastidieuse,
ni accessible à l'ennui au milieu d'intérêts
très présents. Les plaisirs sociaux n'existent pas
et ne sont pas trop regrettés. Tout au plus, le soir, le
capitaine et le docteur, en fumant leur pipe, trouvent-ils un vieux
jeu de cartes pour faire leur partie; tout au plus quelques livres
égarés dans la malle du dernier apportent-ils sur
ces plages comme un parfum de belle littérature. Je me souviens
d'avoir vu, à l'île Rouge, dans la cabane du jeune
docteur, entre deux fusils de chasse et un flacon de pharmacie,
deux ou trois volumes parmi lesquels se trouvaient les poésies
d'Alfred de Musset.
(…) Une barque qui passe apporte des nouvelles
des autres établissement. On sait quel navire est dans le
voisinage à dix lieues à la ronde et ce qu'il vient
y faire. Enfin on attend surtout le passage des bâtiments
de la division navale, et le moment où le commandant en chef
entre dans la cabane d'un capitaine est un grand moment. On ne manque
pas dans une circonstance aussi solennelle d'offrir avec empressement
ce qu'on a de meilleur. Pauvres gens! Ils ne sont pas gâtés.
Quand ils possèdent quelques bouteilles de cidre de Normandie,
ils se considèrent comme des Sardanapales.
En somme et c'est la meilleure preuve à
donner que cette existence en vaut bien une autre, c'est la profonde
indifférence où tout le monde vit pour les nouvelles
d'Europe. À part les lettres de l'armateur qui ont un rapport
direct avec la situation, on ne se soucie de rien savoir des grands
événements du globe, on n'en demande rien et quand
on en entend quelque chose, on en parle avec le même détachement
que s'il s'agissait du Japon. Ce qui intéresse véritablement
à l'île Rouge, ce sont les nouvelles de la Tête
à la Vache ou de Port-à-Port et réciproquement.
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