Bertrand, A.-A., abbé,
«Le bateau-fantôme de la Baie des Chaleurs»,
Bulletin des recherches historiques, vol.42, no 4 (1936),
p. 225-228.
Le bateau-fantôme de
la Baie des Chaleurs
La plus populaire parmi les nombreuses
légendes répandues dans la Baie des Chaleurs
est celle du bateau-fantôme ou du bateau-en-feu. Très
réalistes et plus ou moins lugubres sont les versions
relatives à ce mystérieux visiteur de la Baie
des Chaleurs, lequel semble préférer le côté
sud de la Baie, entre Caraquet et Paspébiac. L'abbé
Ferland et après lui, Faucher de St-Maurice mentionnent
ce phénomène comme authentique.
La tradition rapporte que dans
les premiers temps de la colonie, un bateau-pirate fut poursuivi
par un bâtiment de guerre, et incendié jusqu'à
sa ligne de flottaison. L'équipage périt jusqu'au
dernier homme.
Depuis lors, assez fréquemment,
et tout particulièrement à l'approche d'une
tempête, le fameux bateau est vu, voguant à pleines
voiles, avec tout son équipage en alerte, et entièrement
enveloppé de flammes. Bien des fois ce fantôme
a été vu parfaitement par de nombreux témoins,
lesquels n'oublient jamais cette lugubre vision d'un solide
bateau tout en feu. On rapporte une de ses dernières
visites entre Percé et Dalhousie, toujours sous l'apparence
d'un voilier (Square-Rigged ship).
Il y a quelques années,
un certain nombre de marins aperçurent le bateau toujours
en feu, à environ trois-quarts du chemin entre Caraquet
et New-Richmond, lequel remontait la Baie. Pour éviter
une collision qui semblait assez imminente, nos marins crurent
devoir lui donner tout le chemin, ce qu'ils appellent le «
Right of way » et ce qui leur permettait en même
temps d'en avoir une bonne vue.
Le spectacle était, paraît-il,
épouvantable. Le bateau était complètement
la proie d'un terrible incendie qui s'élevait dans
les mâts et la voilure. Un homme se tenait au gouvernail,
tandis que les matelots répondant à ses ordres,
couraient sur le pont en feu et même dans les cordages
et les voiles. À la lueur de l'incendie, on distinguait
parfaitement une femme sur le pont de la dunette, les bras
tendus, comme au désespoir. Cette masse de feu passa
assez rapidement, et nos marins acadiens reprirent le cours
de leur route, bien persuadés qu'ils avaient vu le
fameux bateau-fantôme.
En plusieurs endroits de la côte,
la même vision eut encore de nombreux témoins.
Vers le mois de mai 1935, étant chargé temporairement
de la paroisse de New-Richmond, je fis une petite enquête,
pour satisfaire une demande expresse de la part de notre estimable
archiviste et folkloriste E.-Z. Massicotte, de Montréal.
Cette légende me fut confirmée par une vieille
nonagénaire, amie de la Princesse Louise, femme du
Marquis de Lorne, ancien gouverneur du Canada.
Par hasard, au cours d'une visite
aux malades, je fis la rencontre d'un monsieur Cyr qui me
raconta son expérience en ces termes; je lui laisse
la parole :
« Vers 5 heures du matin,
au cours de septembre ou d'octobre 1934, je sortis à
la porte de ma demeure, afin de voir quel temps il faisait
sur l'eau, car je songeais à aller donner un coup de
ligne avec un compagnon. Quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir
droit en face de New-Richmond, le fameux bateau tout en feu,
et naviguant à pleine voile. Immédiatement j'en
prévins ma femme qui ne tarda pas à venir contempler
ce spectacle peu ordinaire. Pendant un bon quart d'heure,
nous pûmes le suivre, assez clairement, surtout à
la lueur de l'incendie, nous pûmes voir et constater
la présence du Capitaine qui tenait la barre du gouvernail
en donnant des ordres à sept ou huit hommes d'équipage,
tous parcourant le pont en feu et même dans la mâture.
La dame sur la dunette, les bras tendus, semblait appeler
du secours... »
Comme je revenais, je voulus
interroger presque à l'improviste la femme de monsieur
Cyr, afin de voir si au moins son témoignage coïnciderait
avec celui de son mari. Sur ma demande qui la surprit un peu
d'abord, madame Cyr relata les mêmes détails
que son époux venait de me dicter.
Il y a seulement quelques années,
en revenant de la messe de minuit, de nombreux paroissiens
de Grande-Anse eurent tout le loisir de contempler encore
le bateau-fantôme naviguant cette fois sur la glace
de la Baie. La même nuit, le même spectacle fut
constaté également par les paroissiens de Petite
Roche, à leur retour de la messe de minuit... En une
autre occasion, des pêcheurs de Ellis Cove, comté
de Gloucester, tentèrent de porter secours à
ce bateau qui semblait en détresse à environ
un mille du rivage. On put distinguer les membres de l'équipage,
excités et engagés aux différentes manoeuvres
usitées pendant une tempête. Au milieu de l'incendie,
on vit même une chaloupe descendre à la mer,
se diriger vers la côte; puis... tout disparut mystérieusement.
En une autre occasion, un capitaine
qui se dirigeait sur Stonehaven vit encore le fameux bateau
tout en feu. En arrivant, le capitaine se hâta de parler
de ce vaisseau en détresse qui n'avait pas jugé
à propos de répondre à ses signaux offrant
de l'aide. Cependant, le capitaine et tout son équipage
affirment avoir été même en position de
distinguer les officiers du malheureux voilier, en uniformes
bleus, et penchés en dehors de la passerelle.
À Janeville, une respectable
vieille dame déclare avoir vu également le fantôme
tout en feu, naviguant dans la Baie. Cette fois, il paraît
qu'il y avait sur le pont une assez nombreuse société
de Grandes Dames et de Messieurs, tous galonnés d'or
et dansant joyeusement une danse à huit, de l'ancien
temps...
Autre témoignage d'un
marin qui me semble digne d'être cru, il venait de décharger
des marchandises à la Grande-Anse, et avec son équipage
de quatre hommes, il se mettait en route ce soir-là
même. À environ un mille du rivage, il aperçut
soudainement un assez gros bateau noir, tout en feu, naviguant
dans la même direction par bâbord (star-board),
avec lumières de chaque côté. Le capitaine
donna des ordres pour faire mettre la lumière de bâbord,
et de dévier la direction de son navire de deux points
et demi. Comme le mystérieux voilier ne semblait pas
gagner de vitesse, notre capitaine décida de le passer
et de reprendre le chenal régulier, à environ
trois noeuds à l'heure. De huit heures à minuit
les deux navires poursuivirent une course parallèle.
Aux cloches de minuit, l'officier de quart donna des ordres
pour être en gare contre ce vaisseau étranger
et mystérieux qui semblait les exposer à une
collision.
Pas de danger répond le
capitaine, nous avons les yeux dessus depuis huit heures et
demie, et la distance est encore la même! Aux premières
lueurs du jour le fantôme disparut comme par enchantement.
C'est alors seulement que notre capitaine avec son équipage
comprirent qu'ils avaient entrevue encore le fameux bateau-fantôme
de la Baie des Chaleurs.
En relisant le fameux «
Feu des Roussi » dont Faucher de St-Maurice nous entretient
dans son intéressant volume : « À la Brunante
», page 119, on pourra comparer ces deux légendes
qui semblent se confondre.
Abbé A.-A. Bertrand
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