Le Vaisseau Fantôme
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Île au Héron
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L'Île au Héron

Le vaisseau en feu

Dans cette large vallée fluviale enfouie profondément dans la mer et que l'on nomme la Baie des Chaleurs, voguait ce gai jour de vacances une robuste chaloupe lestée de quatorze garçons tous venus de Québec. Partis au milieu du jour de la Pointe au Castor, sur la côte sud de la baie, nous avions tout d'abord écouté notre guide, racontant d'invraisemblables catastrophes arrivées avant l'époque quaternaire.

Cette baie, qui reçoit à sa tête à l'ouest de Campbellton les eaux des rivières Restigouche et Matapédia, aurait été, disait-il, l'estuaire des grands glaciers recouvrant alors tout le pays. Ceux-ci peu après auraient disparu, laissant ça et là des lames indicatrices des stades du recul. Il y aurait là un affaissement, une submersion; des terrains ainsi affouillés recélaient les preuves incontestables de cette assertion. Et le maître nous rappelait ce superbe échantillon de Favosite trouvé quelques jours auparavant dans une simple excavation d'une douzaine de pieds.

Ce corail fossile, assez semblable à un gâteau de miel pétrifié, nous avait fortement intrigués et depuis nous écoutions avec plus de plaisir ces détails d'une période pour le moins reculée.

Voyez, continuait notre guide, voici à deux milles au large, l'île au Héron. Vous apercevez d'ici sa formation en grès ou conglomérat rouge, dit de Bonaventure, c'est vous expliquer assez qu'elle est de formation semblable à celle de la côte de la Gaspésie. Ce grès rouge, nous le trouverions sur la côte sud elle-même en descendant jusqu'à la rivière Jacquet, tandis qu'ici notre grève est formée de roches dénudées qui ont fait baptiser cette langue que vous voyez à l'est, la pointe noire. Ce sont des roches ignées ou basiques...

C'était assez de science pour nous et se penchant sur les rames, les hardis compagnons nagèrent en cadence au chant de « Isabeau s'y promène ». Cependant que peu à peu nous détaillions l'extrémité orientale de l'île au Héron.

Toutefois, il avait fallu en passant prendre garde au rocher du Héron, large écueil noir que la marée basse découvre, mais que la mer à ce moment nous cachait presque. Cette circonstance était favorable pour l'abordage de l'île et nous étions bientôt au pied de la falaise abrupte, haute de quarante pieds.

Partout la côte durement accore semblait inhospitalière, mais tout à coup, l'un des enfants apercevait des marches grossières taillées dans le conglomérat rouge et une corde pendante, rattachée tout au haut à un arbre, et qui permettait l'ascension sur une partie plus déclive qu'ailleurs.

La chaloupe tirée à sec, toute la colonie était au sommet. Bel endroit pour lever la tente, s'écrie notre chef. D'autant, répond un des petits, que voici un habitant de l'île qui s'amène.

L'insulaire, fort aimablement, donna l'autorisation requise et parut fort amusé par les préparatifs de ses nouveaux hôtes. Sa maison était distante; venu pour faire ses foins, il ne retournerait pas chez lui et passerait la nuit dans la petite grange qu'il nous indiqua à deux arpents de nous.

Bientôt notre feu pétillait; la tente était dressée, les apprêts du souper s'achevaient lorsque le fermier fit mine de partir.

Restez donc à souper avec nous, dirent les enfants. Le ton était cordial; l'insulaire le comprit et, s'asseyant à la turque, non loin du feu, il fut bientôt des nôtres. Nous apprîmes ainsi qu'il était d'origine norvégienne et sa conversation nous révéla qu'il possédait une forte instruction primaire.

Entraîné par le goût des aventures, tout jeune homme, il s'était embarqué sur un navire et, après avoir couru bien des mers, était venu s'échouer sur l'île au Héron, charmé sans doute par le climat enchanteur de la baie. Mais je crois bien, ajouta-t-il, qu'il y avait un peu d'attention pour une accorte irlandaise devenue depuis son épouse. (Nous avons dû rester le surlendemain rendre visite à la dame; elle nous reçut au milieu d'une nichée d'enfants blonds comme les chaumes, fils de cet homme du Nord aux yeux vert de mer.)

Devenu terrien, le matelot avait agrandi son domaine dans cette mystérieuse île au Héron. Sa famille était à ce moment-là plus riche des quatre ou cinq ménages résidents.

C'est à la mort du vieux Nicholson que j'ai acheté la terre où vous êtes, dit-il. Vous verrez demain sa vieille maison; elle est encore debout.

Comme il semblait en veine de confiance, nous demandâmes quelques détails sur l'île et son histoire et l'un des jeunes lui demanda s'il avait entendu parler du vaisseau de feu de la Baie des Chaleurs. Certainement, répondit-il, puisque c'est ici même dans l'île au Héron qu'est arrivé le désastre.

Contez-nous ça, s'écrièrent tous d'une voix les garçons, se pressant d'envie autour du Norvégien.

En 1500, Gaspar Corte-Real, navigateur portugais, vint dans ces parages. C'était un aventurier assez dépourvu de scrupules, car non satisfait de trafiquer avec les Indiens, il aborda un jour sur la côte de Gaspé, non loin, croit-on, du Cap des Rosiers où trente-quatre ans plus tard, Jacques Cartier le malouin devait prendre possession solennelle du pays. Corte-Real invita les principaux chefs à monter sur sa caravelle. Il leur fit fête, les enivra et les pauvres malheureux ne s'éveillèrent qu'en plein océan, en route pour le Portugal, où ils furent vendus comme esclaves. Enhardi par ces succès, Gaspar revenait en 1501 pour pénétrer plus avant et jeter l'ancre sur les rives de l'île au Héron dans l'échancrure où s'élève aujourd'hui notre quai.

Un grand nombre d'Indiens s'étaient rassemblés ici, car l'île est fort giboyeuse et Corte-Real séjourna plusieurs jours, trafiquant avec les naturels qui avaient l'air sans méfiance. En réalité, ils n'attendaient que l'occasion pour venger leurs frères.

Par une nuit noire, une forte troupe sauvage envahit le bâtiment, massacra tout l'équipage. Seul Corte-Real eut la vie sauve; sa mort devait être plus lente. Garrotté étroitement, il fut placé sur le roc du Héron. Là, durant trois heures, pendant que la mer assiégeait petit à petit l'écueil, on tourmenta le prisonnier de toute façon. Enfin, on l'abandonna à la minute où la marée montante venait lécher le dessus du roc. Pouce par pouce, le Portugais vit venir la mort; à la mer étale, le malheureux avait disparu.

L'été suivant, en 1502, Miguel Corte-Real, frère de Gaspar, inquiet, partit à son tour de Lisbonne et atteignit la Baie des Chaleurs. Il y retrouvait la caravelle toujours embossée au centre de l'île au Héron.

Le vaisseau paraissait intact, nul être vivant sur le pont. On approcha, mais aussitôt une large troupe de canots sauvages entoura le nouveau bâtiment; comme des singes, les naturels grimpèrent à bord, massacrant une partie de l'équipage dans l'imprévu de la surprise. Le capitaine et ses hommes se ressaisirent et allèrent se barricader en arrière; ils s'armèrent en hâte, pour vaincre ou succomber. La caravelle laissée sans direction allait à la dérive. Les blancs comprirent qu'ils étaient perdus, alors, ils firent le serment de ne pas se rendre: ils mourront ensemble. Ils viendront même promirent-ils, hanter pendant mille ans après leur mort, la Baie des Chaleurs. Ils se précipitèrent en dehors de l'arrière, surprirent les sauvages, mais, durant la rencontre, le feu s'alluma à bord. Toutes ses voiles en feu, le navire courut sur les eaux, puis disparut. Un Indien seul se sauva et c'est lui qui raconta l'histoire.

À dater de ce jour apparut parfois le soir, voguant au gré des vagues, le vaisseau en feu, surtout la veille d'une tempête, à ce point que le dicton s'est répandu « le vaisseau de feu s'est montré, pour sûr, nous allons avoir un grain. »

Effrayés par les fréquentes apparitions, les Indiens abandonnèrent l'île au Héron pour se réfugier à l'embouchure de la Baie des Chaleurs, sur les bords de la Restigouche.

Le vieux Norvégien s'était tu. À voix basse, ses compagnons échangèrent leurs réflexions et quelques-uns affirmèrent aussitôt avoir vu déjà le vaisseau de feu.

Notre chef rappela qu'à deux ou trois ans d'intervalle, la même légende, mais moins détaillée, lui avait été racontée par un pêcheur de la côte Sud. C'était cette persistance de l'apparition du vaisseau, les soirs précédant l'orage, qui lui faisait croire à un phénomène électrique. Mais il ne tenta pas d'expliquer la chose au vieil insulaire qui, je le crois bien, du reste, n'aurait voulu rien entendre.

Encore une histoire, questionnèrent les petits.

Ah bien! Je ne sais plus que l'aventure du vieux Nicholson; ça n'est pas du tout la même affaire...

Université de Moncton, Centre d'études acadiennes, Fonds Catherine-Jolicoeur, 63.008

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