Le feu des Roussis
10 juin 1899
La brise du Nord-est a cessé; le ciel
est serein et la mer calme. On n'entend plus que le sourd
mugissement de la houle mourante allant expirer sur la batture.
Le beau ciel bleu se reflète dans les
ondes pures et le soleil couchant rougit le bleu de la mer
limpide.
Au nord, les montagnes de Gaspé majestueuses,
fières de leur altitude et de leur riche parure, se
reflètent dans le vaste miroir de la Baie des Chaleurs.
Les hêtres touffus et les sapins altiers
de la forêt vierge du côté sud de la Baie,
qui garnissent la côte accidentée de Caraquet,
semblent eux aussi vouloir avant la fin du jour se réfléchir
dans une immense surface bleue pour contempler encore une
fois leur sauvage beauté.
Ce calme, cet arrêt subit des éléments
de la nature, semble au silence imposant qui présage
les tempêtes les plus fortes.
Quoi ce silence annoncerait-il donc, quelque
nouvel orage, quelque tempête, quelque ouragan violent
et dévastateur?
Non! Pareil silence ne s'est jamais vu...
Un événement extraordinaire doit arriver...
Un drame sanglant! Qui sais-je? Je crains... Je tremble.
Là-bas sur la côte de Caraquet,
quelques rares huttes s'endorment paisiblement, inconscientes
de la grande tragédie dont elles vont être témoins
bientôt.
Peu à peu le soleil disparaît
dans un nuage doré, la nature tranquillement s'endort.
On n'entend plus que la mer qui ronfle sourdement en venant
expirer sur l'batture.
Puis les Marionnettes rouges qui dansent!
Un brick d'outre-mer chargé de sel
et cherchant en même temps à piller quelques
navires monte doucement avec la marée montante la Baie
des Chaleurs.
Les gens de Port Daniel l'ont aperçu.
Deux Roussie sautent dans une petite embarcation emportant
une carcasse de boeuf qu'ils viennent vendre au Brick.
Lorsqu'ils abordent, le capitaine les fait
assommer. Jette leur corps à l'eau, coule leur barque
et s'empare du boeuf.
Un missionnaire qui était à
bord du Brick sort de sa cabine au moment où les malheureux
Roussie reçoivent le coup fatal. Il leur donne l'absolution.
Le capitaine en est fâché et fait attacher le
prêtre au grand mât, pour le faire tuer à
son tour.
L'équipage intercède et l'homme
de Dieu est libéré.
Depuis ce temps à la veille des tempêtes
un feu qui se dédouble quelques fois apparaît
au large de Caraquet, du côté nord.
Les navigateurs savent alors qu'il faut vitement
se mettre à l'abri. Ceux qui ont eu la curiosité
et le courage de s'approcher de ce feu mystérieux ont
pu être témoin d'un spectacle des plus étranges.
Au milieu de ce feu ils distinguent très
bien un brick, un prêtre est garoté au grand
mât, tout l'équipage est à genoux lançant
des supplications et des cris déchirants. On entend
le bruit de chaînes et, par-dessus tout, la voix terrible
du capitaine.
Le bateau disparaît alors avec la boule
de feu qui l'entoure pour reparaître plus loin.
Tous ne peuvent s'en approcher. Le plus souvent
le feu mystérieux fuit devant les curieux qui veulent
s'en approcher. Certains n'ont jamais pu réussir à
la voir de près.
(Cette version est dans les manuscrits de
Mgr Auguste Allard et on croit qu'elle serait de la main de
Mgr Théophile Allard, fondateur du Collège de
Caraquet qui est devenu, par la suite, le Collège de
Bathurst)
Université de Moncton, Centre d'études
acadiennes, Fonds Catherine-Jolicoeur, 63.012
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