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Ces vaisseaux qu'on appelle
fantômes
Robert De La Croix
p.103 à 112
(suite 2)
L'équipage était-il mort de faim ou plutôt de froid? Avait-il été victime d'une maladie? Comment le navire avait-il réussi à naviguer seul dans ces parages malsains, en proie à toutes les furies de la mer et du vent, jusqu'à cette baie vers laquelle il avait entraîné ces hommes déjà morts, car autrement ils auraient cherché à débarquer, à s'enfuir? Et quelle avait été la navigation fantastique de cette épave durant ces vingt-quatre années? Le vent avait dispersé les documents de bord et la pourriture avait rongé le journal. On ne connut jamais la vérité sur le drame du Marlborough.
Rendez-vous d'épaves
inconnues
Pas plus qu'on ne saura les causes exactes des disparitions
de navires sombrés sous les « latitudes grondantes
» dont les épaves broyées se sont réunies,
sous l'effet des vents et des courants, dans les baies des
îles noires et glacées de Géorgie du Sud.
Certaines de ces épaves
avaient pu flotter longtemps avant de disparaître définitivement.
Le cas du Marlborough n'est pas unique. Le schooner Fannie
E. Wolson fut aperçu, sans personne à bord,
en 1891, trois ou quatre fois dans l'Atlantique. Un an plus
tard, il rôdait au large des Açores. Deux ans
s'écoulèrent. Le Fannie E. Wolson fut encore
reconnu près du Cap Hatteras. Quand il coula enfin
en vue de Terre-Neuve, il avait parcouru 5000 milles.
Le Florence E. Edgett, lui, dériva
pendant dix ans, d'abord dans le Pacifique où il avait
été abandonné puis doublant seul le Cap
Horn, il erra dans la mer des Sargasses. Le Leon White parcourut
dans l'Atlantique 6800 milles en 310 jours. Sa marche avait
été deux fois plus rapide que celle du Wyer
G. Sargent, un autre voilier américain, qui alla seul
du Cap Hatteras à Gibraltar. En 1928, le Maurice K.
Thurlaw, présumé perdu au cours d'un voyage
vers l'Europe, apparut à Diamond Shoal, disparut, se
montra en 1929 au large de Terre-Neuve et fut aperçu
encore, à diverses reprises, pendant trois ans.
L'épave d'une goélette
américaine, l'Everest Webster, dérivait, elle,
depuis un mois lorsque le quatre-mâts français
Quevilly la rencontra au mois de mars 1907. Intrigué,
le commandant du bâtiment fit mettre une embarcation
à la mer. Un lieutenant put grimper à bord de
l'épave dont le pont à fleur d'eau était
balayé par les lames. II se dirigea vers la dunette,
suivi de quelques matelots. Puis il descendit dans le poste
et poussa à grand peine une porte gonflée d'eau
qui, en grinçant, lui ouvrit enfin le passage. Alors
il vit...
II vit des hommes aux visages
livides, aux longues barbes, qui le regardaient, les yeux
dilatés. Le lieutenant approcha des cadavres et soudain
recula. L'un d'eux avait levé le bras. Un autre ouvrait
la bouche. Un troisième parlait ou plutôt essayait
d'articuler des paroles et tous maintenant remuaient sur les
couchettes où ils étaient étendus. Ces
morts bougeaient, tentaient de se lever : l'équipage
de l'Everest Webster vivait toujours. Affamés, paralysés
par le froid et l'humidité, ayant épuisé
toutes leurs provisions, trop faibles pour faire encore des
signaux, les rescapés n'attendaient même plus
un miracle.
Autres épaves, autres
mystères
Les énigmes les plus étranges sont, celles posées
par des navires intacts. Ainsi ce trois-mâts qui, écartant
le brouillard un soir de novembre, apparut devant Queenstown,
en Irlande. Il portait toutes ses voiles, mais aucun pavillon
ne flottait à sa poupe. Un pilote se hissa à
bord. Personne ne l'accueillit. Il visita les cales qui étaient
pleines de billes d'acajou. Les papiers avaient disparu et,
chose plus étrange, l'arrière ne portait aucun
nom.
Le trois-mâts fut remorqué
dans un arrière-port. Aucun armateur ne se présenta
jamais pour revendiquer la propriété du voilier
qui finalement fut vendu aux enchères et démoli
sans qu'on n'ait jamais percé son mystère.
Ce fut au large du cap Nord que
des pêcheurs de flétans aperçurent le
phoquier norvégien lstiennan, les feux de position
allumés. Les pêcheurs montèrent à
bord pour proposer du poisson. Ils ne trouvèrent, là
encore, personne. Dans le carré, le couvert était
mis et les apparaux étaient en ordre.
On sut cette fois la vérité
sur cette énigme par la confession d'un matelot à
l'hôpital d'Hammerfest. Il était bien placé
pour savoir la vérité sur l'lstiennan, car c'était
lui qui avait attaqué le phoquier, avec l'aide de contrebandiers,
alors que le navire était au mouillage. Les malfaiteurs
tuèrent l'équipage, pillèrent le bateau,
emportèrent argent et objets de valeur. Mais ils se
rendirent vite compte qu'on allait découvrir l'épave
et que l'enquête qui serait menée avait beaucoup
de chances d'aboutir.
L'un des contrebandiers proposa
alors de « créer du mystère » autour
du phoquier. Il fallait donner l'impression que le navire,
au moment où il serait découvert, venait d'être
abandonné pour une cause qui devait rester inconnue.
On remit de l'ordre à bord, on effaça toutes
les traces de lutte et surtout, détail qui avait son
importance, on dressa le couvert sur la table du carré,
on déposa du pain, des confitures, du haddock. Puis,
le vent portant au large, la voilure fut établie et
l'Istiennan appareilla seul.
L'impossible tâche des
policiers de la mer
Dans des affaires semblables, il est difficile de découvrir
une supercherie. Pour élucider un meurtre, un policier
dispose d'éléments : le cadavre, les empreintes,
les témoins. Il sait de quelle façon est morte
la victime. En revanche, dans le cas d'une disparition maritime
inexpliquée, on n'a que très peu d'indices sûrs.
Le point de départ de l'enquête est la découverte
du navire, mais le problème est de déterminer
où et quand s'est produit cet abandon. Si c'est en
vue des côtes, on aura alors une chance de trouver une
embarcation et, en interrogeant les riverains, d'avoir quelques
indications. Si l'abandon a eu lieu en pleine mer, on s'assure
qu'une tempête n'a pas mis le navire en péril
et incité les matelots à s'enfuir dans les canots.
Les autres hypothèses
les plus plausibles sont les crimes et les rixes. Enivrés,
plusieurs membres de l'équipage se querellent. Il y
a des victimes dont on fait passer les cadavres par-dessus
bord. Et quand, dégrisé, on comprend qu'à
l'arrivée dans un port la police va faire une enquête
et que tous les matelots seront présumés coupables,
alors on déserte et on se garde bien de donner signe
de vie.
Si l'épave abandonnée
n'est pas flottante, mais coulée, on peut imaginer
qu'il s'agit d'une tentative de camouflage d'une baraterie.
La baraterie consiste à couler
volontairement un navire pour toucher le montant de l'assurance.
Dans certains cas, pour éviter que l'enquête
n'aboutisse pas, l'armateur malhonnête cherche à
entourer le naufrage d'un certain mystère. Le capitaine
et les matelots prennent la fuite, après que l'armateur
leur ait remis le pourcentage promis. Leur disparition accentue
encore l'aspect énigmatique du naufrage.
Des fantômes gelés
Il est possible encore que la coque abandonnée sur
une côte soit celle de trafiquants de stupéfiants.
Ce fut le cas du Grey-Ganet, coulé en 1961 à
l'embouchure de la Vilaine. L'équipage et la cargaison
ne furent pas retrouvés, mais le capitaine fut arrêté
ultérieurement à Gibraltar.
D'autres naufrages mystérieux
ont été causés par les glaces. Le 6 avril
1851, le brick canadien Renovation rencontra au large de Terre-Neuve
un iceberg sur lequel se détachaient deux silhouettes
sombres. Le Renovation approcha. Ces silhouettes étaient
celles de deux coques peintes en noir, enfoncées dans
la glace jusqu'au pont. On pense qu'il s'agissait de l'Erebus
et du Terror, les deux navires de l'explorateur anglais John
Franklin, disparus au cours d'une expédition arctique
à la recherche du passage du Nord-Ouest. Pris dans
la banquise, ces navires avaient dû être entraînés
ensuite en haute mer.
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