Audiovisuel : BCE/Astral, une transaction aux dynamiques multiples
CCA Bulletin 13/12
Le 15 août 2012
Les faits en résumé
Le CRTC tiendra à la mi-septembre des audiences à Montréal pour étudier l’acquisition des avoirs d’Astral par BCE. Pourquoi cette transaction est-elle importante pour l’ensemble du secteur culturel? À cause de la place que l’audiovisuel y occupe en termes économiques et du fait que c’est la forme d’expression culturelle la plus consommée. Cette acquisition complète une consolidation sans précédent dans l’ensemble du secteur de la production et de la distribution de contenu culturel au Canada. Ce sera sans doute la dernière au pays, à moins évidemment que le gouvernement ne se décide à changer les règles quant à la propriété étrangère des industries culturelles. Elle soulève une série de préoccupations importantes qui varient quelque peu selon que l’on considère les marchés francophones ou anglophones.
1. L’ampleur — BCE achète l’ensemble des propriétés d’Astral pour un montant de 3,8 milliards de dollars. Après l’approbation de cette transaction BCE détiendra 70 services de télévision et 107 stations de radio. BCE, sans Astral a des profits de 3,3 milliards et des revenus de 19,5 milliards; c’est le principale fournisseur d’accès à la télé avec 2,1 millions de clients et à la téléphonie. Dans le secteur de la télévision, l’éventuelle position de BCE inquiète, particulièrement dans les marchés anglophones. BCE détiendrait plus de 40% de la part d’écoute des services spécialisés de langue anglaise; elle aurait près de 40% des recettes totales de la télévision commerciale.
2. Les emplois — La production d’émissions de télévision et de cinéma canadiens a une valeur économique de 2,4 milliards de dollars et a donné lieu en 2010-11, à l’équivalent de 128 000 ETP, dont 50 300 en production même. Les producteurs, les acteurs, les musiciens, les réalisateurs, les scénaristes vivent de cette industrie. Lorsqu’une transaction a lieu, la requérante doit contribuer 10% du montant de la transaction à des avantages tangibles favorisant la production de contenu canadien (musique, télévision, cinéma). Dans ce cas-ci, BCE propose l’injection de 200 millions de dollars en avantages tangibles, mais 20 % de cette somme n’est pas destinée à la production de contenu canadien, ce qui soulève plusieurs objections.
3. L’avenir du financement du secteur de l’audiovisuel - Le financement de la production de musique, du cinéma et de la télévision deviendra au cours des années, un gros casse-tête et ce pour plusieurs raisons. Habituellement, les avantages sont échelonnés sur une période de 5 à 7 ans. Ainsi, les transactions qui ont eu lieu au cours des dernières années ont permis d’injecter des centaines de millions de dollars dans la production d’enregistrements sonores et d’émissions télévisuelles. Avec la fin des grandes acquisitions, c’est donc toute une source de financement qui se tarira et jusqu’à présent, ni le Conseil ni l’industrie n’ont trouvé d’alternatives au manque chronique et reconnu de financement pour la production d’émissions canadiennes de tous genres, notamment au chapitre des émissions dramatiques.
L’opposition - Des concurrents, Québecor, Eastlink et Cogeco, ainsi que des groupes de consommateurs s’opposent à la transaction avançant que Bell aura un trop grand contrôle sur le marché télévisuel canadien.
- BCE aurait une position si dominante qu’aucune autre entreprise ne pourrait concurrencer pour l’achat des droits sur les émissions et les séries télé les plus populaires.
- Cette fusion pourrait faire grimper les coûts de la publicité commerciale à la télévision et à la radio.
Ces intervenants soulèvent des arguments valables et importants qui devront être examinés plus en profondeur lors de l’audience, la première d’importance pour le nouveau président du Conseil, Jean-Pierre Blais.
Notons enfin que le milieu culturel, politique et économique au Québec insiste pour que le siège social d’Astral ainsi que les décisions de programmation demeurent au Québec. C’est une condition exigée par la majorité des intervenants québécois.
Pour en savoir davantage
L’avenir du financement du secteur de l’audiovisuel. Comme on le disait précédemment, la fin des grandes acquisitions marquera la fin d’une importante source de financement pour la production et jusqu’à présent, ni le Conseil ni l’industrie n’ont trouvé d’alternatives au manque chronique et reconnu de financement pour la production d’émissions canadiennes de tous genres, notamment au chapitre des émissions dramatiques.
Ajoutons à cela que le Conseil vient d’éliminer le Fonds d’amélioration de la production locale (FAPL) qui aidait les stations à présenter des émissions régionales aux téléspectateurs de la région. Quant au système de redevances pour les stations généralistes, annoncé par le CRTC en 2010 mais jamais mis en place, il se retrouve aujourd’hui devant la Cour Suprême. Certains ont avancé la possibilité que cette politique soit de toute façon abandonnée étant donné que le contexte a tant changé par suite de la concentration accélérée.
Les différents marchés. En conformité avec la Loi sur la radiodiffusion qui reconnaît l’existence de deux marchés distincts, un francophone et un anglophone, le Conseil se devra d’évaluer la demande sous plusieurs angles car de nombreuses dynamiques sont en jeu.
- L’impact d’un BCE dans le marché francophone du Québec n’est pas nécessairement le même que dans les marchés anglophones.
- Comment répondre aux objections que dans les marchés anglophones, l’acquisition d’Astral par Bell donnera à cette dernière un poids démesuré? Notons que le Bureau de la concurrence aura également à se pencher sur la nature de cette transaction.
- Il y a aussi des enjeux importants qui n’apparaissent pas dans le dossier public mais qui servent de toile de fond au débat: l’emplacement du siège social et l’acquisition de la chaîne «V » l’autre télévision généraliste privée de langue française.
Le marché anglophone
Dans le marché anglophone, BCE détiendra le double des parts de marché télévisuel que son plus proche concurrent, Shaw Communications qui, soit dit en passant, appuie la transaction. La coalition Québecor-Cogeco-Eastlink identifie une série de dangers réels liés à pareille concentration :
- Bell Canada pourrait occuper une position tellement dominante qu’aucune autre entreprise ne pourrait lui faire concurrence pour l’achat des droits sur les émissions et les séries télé les plus populaires.
- Cette fusion pourrait faire grimper les coûts de la publicité commerciale à la télévision et à la radio. Bell Canada serait aussi à même d’exiger des annonceurs qu’ils achètent de la publicité sur plus d’une plateforme à la fois. (ndlr : remarquez que toutes les entreprises font cela!)
- Pour vous permettre de regarder vos émissions préférées, Bell Canada pourrait vous pousser à acheter d’autres de ses services comme la téléphonie, la communication sans fil, l’accès Internet et la télédiffusion.
Ces dangers sont réels mais il faut bien le reconnaître : le train de l’intégration fournisseur/distributeur de contenu a quitté la gare depuis un bon moment! Ce qu’il faut faire maintenant, c’est d’imposer et de faire respecter des conditions de licence limitant les possibilités de concurrence indues et optimisant la production d’émissions domestiques dans tous les genres et pour toutes les plateformes. Le Conseil n’est pas particulièrement reconnu pour demander des comptes et faire respecter les conditions qu’il impose, on peut comprendre l’inquiétude feinte ou réelle exprimée par les concurrents de Bell. Peut-on espérer un changement de cap à ce chapitre sous le nouveau président du Conseil? C’est ce que les intervenants exigent du CRTC, car cette transaction est exceptionnelle de par son ampleur et son impact.
Le marché francophone
Les acquisitions télévisuelles de BCE se font majoritairement en français dans un marché francophone et cela crée une toute autre dynamique. Le Québec a déjà un joueur dominant dans le marché télévisuel: Québecor détient en effet 35% du marché télévisuel québécois et la chaîne TVA est largement distribuée à travers le pays. L’acquisition d’Astral par BCE ferait en sorte qu’elle détiendrait 24 % de l’écoute télévisuelle dans le marché francophone. La venue de Bell en radio et en télévision spécialisée au Québec permettrait donc un rééquilibrage et atténuerait un peu la domination de Québecor.
Par ailleurs, disons le : Québecor a les reins solide pour faire face à la concurrence. L’empire Québecor, c’est 201 millions de dollars de profit et des revenus de 4,21 milliards de dollars en 2011. Joueur dominant dans le secteur de la distribution télévisuelle au Québec et troisième au Canada, c’est le plus important éditeur de magazines francophones au Québec, c’est 26 quotidiens vendus et 236 hebdos; c’est 17 maisons d’édition, pour ne nommer que ces propriétés.
Le secteur de la radio peut cependant soulever certaines préoccupations. BCE acquiert trois réseaux de radio de langue française dont NRJ et Rouge FM dont les parts de marché francophone sont de 85% à Gatineau-Ottawa, 72% à Sherbrooke et 57% à Trois-Rivières. C’est beaucoup, mais il faut reconnaître que cette situation existait avant l’acquisition et ne faisait pas sourciller le CRTC.
Ceci dit, les risques d’abus de pouvoir par BCE sont présents dans le marché québécois comme dans le marché anglophone, tout comme ils existaient lors de l’acquisition de TVA par Québecor. Ces risques doivent être encadrés par réglementation ou par condition de licence.
Comme on le disait précédemment, les milieux culturels, politiques et économiques au Québec insiste pour que le siège social ainsi que les décisions de programmation demeurent au Québec. C’est une condition exigée par la majorité des intervenants québécois. Compte tenu de la spécificité de la radiodiffusion de langue française, de l’impact économique et culturel qu’aura BCE, le Conseil se doit d’en faire une exigence.
L’autre enjeu important, c’est l’achat de la chaîne privée généraliste « V » par BCE. Les négociations avaient déjà été entamées avant l’annonce de l’acquisition d’Astral et ont été interrompues. Et là, Québecor, Cogeco et de nombreux intervenants auront des arguments de taille pour s’opposer à la transaction. BCE ne pourrait détenir une télévision généraliste de langue française sans se départir de plusieurs services spécialisés et des stations radiophoniques. Nous n’en sommes pas rendus là, mais les principaux belligérants de cette transaction eux y sont déjà.