Le contenu est roi? Question de point de vue.
Saviez-vous que c’est Bill Gates l’auteur de cette rengaine souvent répétée dans le monde des médias : Le contenu est roi?
En 1996, dans un article intitulé Content is king, il écrivait :
« Je m’attends à ce que l’argent réel qui sera fait sur l’Internet provienne du contenu, comme en radiodiffusion. » La révolution de la télévision qui a commencé il ya un demi-siècle a donné naissance à plusieurs industries, incluant la fabrication des téléviseurs, mais les gagnants à long terme sont ceux qui ont utilisé ce moyen pour distribuer l’information et le divertissement. »
Ce à quoi, pour exactement les mêmes raisons, Jonathan A. Knee, de la Columbia Business School répondait Content isn’t king dans un article publié dans The Atlantic en juillet 2011 :
« En fait, le secret mal gardé de l’industrie des médias est que ce sont les agrégateurs de contenu et non les créateurs de contenu qui sont depuis longtemps la plus grande source de création de valeur. Bien avant Netflix ne soit fondée, en 1997, les chaînes câblées qui n’avaient guère plus que des séries de vieux films, de dessins animés ou d’émissions de télévision se vantaient de marges bénéficiaires beaucoup plus élevées que celles des studios de cinéma qui produisaient le contenu créatif. »
Le contenu n’est pas roi. D’ailleurs, c’est ce que Bill Gates dit, même si son titre le contredit : les gagnants sont ceux qui utilisent le médium pour distribuer le contenu, pas les producteurs de contenu.
Le contenu n’est pas roi, il est sujet, le sujet des véritables monarques du royaume numérique : les agrégateurs dans toutes leurs incarnations, des moteurs de recherche aux sites de médias sociaux aux Netflix, Rdio, et autres distributeurs. Ça fait beaucoup de monarques régnants, mais le royaume est vaste et les guerres de territoire, féroces.
Pour avoir une idée du rapport de force à l’œuvre, considérons le paysage actuel, encore constitué majoritairement (en termes de volume) d’industries traditionnelles, diffuseurs comme producteurs :
On voit où se situe la balance du pouvoir.
Le prochain roi des rois : Apple ?
Le contenu n’est pas roi, sa distribution l’est. À preuve : dans la plupart des discussions autour du contenu, on ne discute pas tant de la nature de celui-ci que de sa distribution et des formes qu’elle prend.
Prenons la distribution du contenu audiovisuel par exemple. Ben Kunz, écrivait récemment sur le blogue de son entreprise, Mediassociates, qu’il est temps de repenser la définition même de ce qu’est la télévision.
Il en veut pour preuve le fait qu’Apple s’apprête à lancer une nouvelle Apple TV, mais pas celle qu’on attend : comme la plupart des observateurs, il croit que ce ne sera pas une amélioration du gadget actuel. Mais il ne croit pas non plus que ce sera un autre méga grand écran connectable à l’internet. Il voit plutôt un appareil qui servira d’écran d’appoint et ne cherchera pas à remplacer cet écran géant que le consommateur vient tout juste d’acquérir.
Ce qu’Apple s’apprête à offrir, selon lui, c’est – accessoirement – un appareil qui permettra de consommer du contenu audiovisuel partout, à notre gré et selon nos besoins, mais surtout un nouvel écosystème qui, à la manière d’iTunes, régira la distribution et la vente de contenu audiovisuel sous toutes ses formes :
« Dans quelques années, vous pourriez avoir un petit écran Apple de 15 pouces dans votre chambre à coucher pour les films, dans votre salle de bains pour les nouvelles du matin, dans la cuisine pour les canaux de cuisine, dans le garage pour la réparation de votre vélo. Apple pourrait facturer 400 $ pour chacun des panneaux de verre, faire une légère marge sur le matériel, et vous enfermer dans un merveilleuse et tout nouveau écosystème iTunes-like qui rapporte 144 milliards de dollars en publicité et en frais d’abonnement. »
Libérez le Contenu?
Dans Content is King, Bill Gates ajoutait :
« ce qui est extitant au sujet d’Internet c’est que n’importe qui avec un ordinateur et un modem peu publier tous les contenu qu’il crée. Dans un sens, l’Internet est l’équivalent multimédia du photocopieur. Il permet de reproduire à peu de frais, quelque soit la taille de l’auditoire. »
Il oubliait ici un petit détail important : les paiements dus aux ayants droit – les producteurs du contenu – chaque fois qu’on copie leur propriété, que ce soit physiquement avec une bonne vieille Xerox, ou virtuellement sur internet.
Si le modèle d’affaires qu’Apple a réussi à imposer avec iTunes est indicateur de ce qui attend le contenu audiovisuel, celui-ci n’est pas proche de se libérer du joug du distributeur. Selon le journaliste américain Robert Levine qui publiait récemment : Free Ride: How Digital Parasites are Destroying the Culture Business, and how the Culture Business Can Fight Back (en soi tout un programme !), la musique pour Apple, c’est le produit d’appel, le loss leader qui fait vendre des iPods et leurs gadgets:
« Ironiquement, la décision qui a valu aux maisons de disques le plus de reconnaissance a peut-être été leur pire décision. Leur empressement à trouver un système de gestion des droits numériques décent les a amenées à en accepter un qu’elles ne contrôlent pas, ce qui a permis à Apple de dominer le marché. Elles ont réussi à soutirer d’Apple soixante-dix sous pour chaque vente de quatre-vingt-dix-neuf sous, ce qui laisse à Apple un très faible profit après soustraction des dépenses de traitement des transactions en ligne et d’exploitation du magasin iTunes. L’entreprise amasse de tels profits grâce à l’iPod et aux produits dérivés qu’elle exploite essentiellement son magasin au détail en ligne pour les commercialiser. Comme Walmart, Apple vend de la musique pour promouvoir ses produits plus rentables, ce qui lui donne le levier nécessaire pour vendre la musique de la façon qu’il le souhaite (page 67). »
Dans son livre, Robert Levine défend les principes du copyright et fustige les tenants de règles plus souples comme Creative Commons (Creative Commons serait acoquiné selon lui avec Google – la belle-mère de Sergey Brin est membre du conseil d’administration, entre autres). Dans chaque coin du ring, on fait valoir que plus – ou moins – de protection du contenu encourage – ou brime – l’innovation et la créativité.
Que l’on soit d’accord ou non, il reste que plus le contenu est libéré des contraintes du copyright, plus les profits des agrégateurs augmentent.
Le contenu, doit-il être libéré ou protégé? Une chose est sûre, sans contenu, les agrégateurs se retrouveraient comme un roi sans sujets.
Danielle Desjardins est consultante, spécialiste des médias. Elle possède plus d’une vingtaine d’années d’expérience dans le secteur de la radiodiffusion. Elle a principalement travaillé à Radio-Canada où elle a été notamment directrice de la planification stratégique et des affaires réglementaires. Aujourd’hui elle agit à titre de consultante auprès d’organisations du secteur des médias, de la culture et du web. Elle tient un blogue où elle approfondit ses réflexions sur les croisements entre la culture, les médias et la technologie.
Cet article a d’abord été publié sur le blogue de MIXMEDIA Montréal, une conférence des Productions Eventia Inc. portant sur les contenus numériques qui a eu lieu le 17 mai dernier à Montréal.