Le vaisseau-fantôme
... En juin 1912, âgée de 12
ans... après trois ou quatre jours de pluie... un matin
de brume, près du banc de sable dit Banc de Larocque...
J'eus l'impression tout à coup de voir un immense bateau
sortir entre deux caps de roches et s'avancer lentement vers
la mer. Je crie : « Papa regarde le bateau échoué
là près de la grève, à peine 300
pieds de nous. » Mon père me dit après
un assez long silence : « Ça, ma petite, c'est
le bâtiment de feu, regarde le bien... ». C'était
bien la forme d'un immense bâtiment à voile d'un
gris sombre tacheté de blanc. On y distinguait les
mâts, les voiles, grandes et petites. Je n'y vis ni
gouvernail, ni proue, tout était une grosse massure...
Je ne voyais pas de personne, mais bien des ombres noires
cordées les unes sur les autres; ça me sembla
des cadavres ou des barils. J'étais bouleversée.
Cela se passait très vite. Après un bon 10 à
15 minutes, le fameux bateau s'avança dans la mer Baie
des Chaleurs; les vagues encore plus grosses le désagrégea,
le défit comme en lui mangeant la coque, les bordées,
enfin tout disparut à nos yeux, emporté par
une immense vague... Mon père semblait effrayé
par l'apparition de ce bateau-fantôme.
Nous en avons parlé au dîner.
Je me rappelle que papa a dit comme ça : « La
première fois que je l'ai vu, c'était l'année
que mon père est mort et une autre fois, mon frère
est mort au Klondyke. Cette fois-ci, je ne sais pas ce qui
arrivera dans l'année ». Au mois d'octobre, la
même année, une petite soeur est morte... simples
coincidences...
... Juillet 1914... après une nuit
d'orage... mon frère et moi avons vu une masse d'un
noir fumée, comme ayant une longue (gueule) large,
plongée dans la plus étendue des deux sources,
dont la superficie ressemblait à une nappe d'eau de
25 à 30 pieds, bien ronde. Le reste de cette masse
était haute, ressemblant à une petite montagne,
prenant diverses formes, se gonflant comme des voiles. On
aurait dit un animal dont les flancs remuent en respirant.
Nous étions comme médusés
par la peur, retenant notre souffle. Après un assez
long temps, au moins une demi-heure, cette masse noire, comme
rassasiée, commença à se mouvoir, à
se balancer, sans doute attirée par la mer, prit forme
d'un gros bateau dégageant des vapeurs, que l'on croyait
être de la fumée, et tranquillement entre les
deux caps de roches, s'élança dans la mer, disparaissant
à nos yeux. De cette vision de bateau-fantôme,
nous n'avions pas la permission de raconter ces histoires-là,
ce que nous pouvions voir d'anormal, il fallait en garder
le secret sinon on passait pour des superstitieuses...
Madame Joseph Comeau (61) née Marie
Stella Bourg ou Bourque
Carleton (Gaspésie), Québec, domiciliée
à Eastview, Ontario
Université de Moncton, Centre d'études
acadiennes, Fonds Catherine-Jolicoeur, 63.022
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